samedi 28 mai 2011

Comment sait-on que le monde n'a pas été créé il y a dix minutes?

J'ai beaucoup parlé de scepticisme, c'est-à-dire du refus des fondements de la connaissance, et j'ai en même temps parlé de bon sens, comme substitut à ces fondements introuvables. Si l'on peut à la fois reconnaître l'existence d'un bon sens en chaque homme, et en même temps être sceptique, cela vient du fait que ce bon sens est une capacité travaillant de manière informelle, rapprochant des choses qui lui paraissent se ressembler, et séparant les choses qui lui paraissent dissemblables, sans jamais suivre de règle. En effet, le bon sens est la capacité à suivre des règles, et il n'y a tout simplement aucune règle pour appliquer des règles. Nos opérations de pensée fondamentales (rapprocher et distinguer) se font sans règle.
Autrement dit, il semble quand même qu'avec le bon sens, nous parvenions à un point d'arrêt dans la justification de nos connaissances. Il semble même que le bon sens soit une sorte de fondement pour toutes nos connaissances. Certes, ce fondement est lui-même infondé. Il n'y a pas d'auto-fondation telle qu'il pourrait y en avoir chez Descartes par exemple (l'énoncé "je suis, j'existe" prétend jouer ce rôle d'énoncé auto-fondé, qui se fonde par le seul fait d'être énoncé). Mais il semblerait bien que le bon sens soit un point ultime, un socle en dessous duquel il n'est pas possible de descendre. Ainsi, une fois atteint ce point, il deviendrait impossible de justifier nos croyances. Il ne serait plus possible que de dire "je le fais ainsi, c'est tout", "c'est ce que je crois, c'est tout". Il ne resterait plus que la certitude nue, la croyance sans rien pour la soutenir, si ce n'est qu'elle est une croyance. La croyance deviendrait aveugle, arbitraire.

Or, je voudrais montrer qu'il n'en est rien, en prenant appui sur les analyses de Wittgenstein dans De la certitude, dont le titre de ce post reprend un des exemples discutés par celui-ci. Le fait que le monde existe depuis fort longtemps fait partie de nos croyances les plus fortes, celles que tous doivent accepter, sous peine non pas d'être considéré comme dans l'erreur, mais d'être pris pour un fou. Celui qui pense que le monde a été créé avec lui, ou bien créé il y a dix minutes ne fait pas une erreur, il manque purement et simplement de bon sens. Car faire une erreur signifie toujours faire une erreur ponctuelle, c'est-à-dire avoir en gros des croyances vraies, mais adhérer, en un point, au faux. Alors que celui qui croit que le monde a été créé il y a dix minutes n'a pas en gros des croyances vraies. Tout son monde est complètement faux.
Pourtant, et justement pour cette raison, il semble impossible de prouver qu'une telle personne est dans l'erreur. Car quel genre d'argument pourrait-on donner pour rejeter cette croyance folle? On pourrait lui dire que nous-mêmes avons plusieurs années, que nous avons retrouvé des restes humains ayant des milliers d'années, que les roches terrestres montrent des strates ayant des millions d'années. Mais si elle croit que le monde a été créé il y a dix minutes, elle va aussi refuser de telles affirmations, parce que ces affirmations sont plus douteuses, plus discutables, que celles selon laquelle le monde existe depuis longtemps. Et on ne prouve pas quelque de quasiment certain au moyen de quelque chose de douteux.
Je voudrais néanmoins montrer, en me séparant sur ce point de Wittgenstein (séparation qui n'est toutefois pas une opposition), que l'on peut quand même parvenir à prouver que cette personne a tort. Mais la preuve dont il sera ici question est un peu différente de ce que l'on attend habituellement d'une preuve, au sens où elle n'est pas logiquement valide. En effet, le schéma habituel de la démonstration est linéaire : on part d'un énoncé, puis on en déduit un deuxième énoncé, puis une troisième, etc. La démonstration est une succession d'énoncés, linéairement établis, en suivant une règle d'inférence. Un énoncé est donc prouvé s'il est déduit de manière valide d'un énoncé précédent.
Or, ici, une telle chose n'est pas possible, car aucun énoncé ne précède logiquement l'énoncé selon lequel le monde existe depuis longtemps. Il n'y a aucun énoncé qui soit plus certain, et qui permette de déduire que l'énoncé selon lequel le monde existe depuis dix minutes est faux. Pourtant, s'il faut abandonner ici cette idée d'une déduction linéaire d'un tel énoncé, on ne doit pas abandonner l'idée d'une justification, mais non pas par une ligne, mais par un faisceau, un rassemblement d'énoncés dont aucun ne vaut à lui seul une preuve, mais dont la réunion finit par produire un effet de nombre en faveur de l'énoncé à déduire. J'ai donné quelques exemples d'énoncés qui soutiennent en bloc sans prouver linéairement, la thèse de l'ancienneté du monde (notre propre ancienneté, les vieux objets, etc.).
Ainsi, il serait absurde de simplement dire au sujet de l'ancienneté du monde "je le crois, c'est tout". On peut prouver notre croyance en rassemblant un faisceau de croyances convergentes. Alors que celui qui croit que le monde a été créé il y a dix minutes aura de très grandes difficultés à rassembler un tel faisceau d'indices. Lui, en effet, ne pourra pas dire grand chose d'autre que "je le crois, c'est tout". Cet arrêt dans l'argumentation, le fait d'être si vite à cours d'argument, est justement le signe (le signe au sens de symptôme, pas au sens de preuve) que cette personne défend une thèse injustifiable, irrationnelle, folle. Bref, plus on peut discuter longtemps, donner de nouveaux éléments, et plus notre croyance est soutenu par lun large faisceau d'indices, alors que celui qui s'arrête très vite à de prétendues croyances fondamentales apporte surtout la preuve de son irrationnalité.

Ici, le bon sens intervient donc à nouveau, puisque la manière d'évaluer ce faisceau d'indices ne peut pas suivre de règle stricte, comme on peut suivre strictement des règles logiques d'inférence. Il n'y aucune règle qui dirait à partir de combien de croyances convergentes une croyance est vraie. Ceci doit se faire de manière informelle. C'est à chacun d'être juge du moment où les indices sont suffisants, où le doute n'est plus possible. Nos croyances fondamentales ne sont donc pas soumises à des règles logiques inflexibles, mais à un juge tel qu'il en existe dans les tribunaux, qui doit décider du vrai et du faux sans preuve définitive (il n'a pas assisté lui-même au crime ou au délit reproché à l'accusé), mais en rassemblant de multiples indices qui font que, progressivement le doute deviendrait déraisonnable. Nous trouverions scandaleux qu'un juge condamne un homme en disant simplement "je le crois coupable, c'est tout". Nous voulons qu'il rassemble des éléments convaincants. Il en est de même pour toutes nos croyances.

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