lundi 23 mai 2011

Les mots et les concepts

Il y a une idée tellement séduisante que l'on a envie d'y croire, même si nous avons très souvent la preuve du contraire, cette idée consiste à croire que l'on a besoin de mots pour avoir des concepts, et donc qu'une culture n'a de concepts que si elle a les mots pour le dire. On dira donc que les Inuits n'ont pas le même rapport que nous à la neige, parce que eux ont une vingtaine de termes distincts pour la nommer, alors que nous n'en aurions que quelques uns. On dira aussi que les Français et les Anglais découpent la réalité différemment, parce que nous utilisons le mot "doux" aussi bien pour désigner la douceur du sucre que celle d'une personne, alors que les Anglais parleraient de "sweet" pour la douceur des bonbons mais de "gentle" pour la douceur d'une personne. Inversement, les anglais utiliseraient "soft" pour désigner le sucré, le mou, la tendresse, l'indulgence, alors que nous utilisons justement ces mots dans des contextes différents. Bref, les mots feraient les concepts, et on ne pourrait pas penser quelque chose si on n'a aucun moyen de le dire.
Avec ce genre de thèses relativistes (chaque culture aurait en effet sa vision du monde irréductible, incommensurable), on trouve d'ailleurs d'autres thèses, qui ne sont pas relativistes, mais qui commettent la même erreur de principe. Cette erreur consiste à croire que les mots nous masquent en partie la réalité, que ces mots, qui sont des étiquettes générales, nous empêchent de voir la singularité de chaque objet, de chaque situation. Cette idée est très explicite chez Bergson. La pensée pure, et la singularité des choses, seraient masquées par des termes trop généraux, trop spatiaux, pour dire les choses telles qu'elles sont. Bergson est donc assez original, puisqu'il ne dit pas qu'il faut penser pour parler. Il dit presque l'inverse : on peut penser sans parler, mais on ne parvient presque plus à penser, à force de parler. Donc, il partage au fond une conviction commune, celle selon laquelle la pensée tend toujours à se calquer sur le langage, de sorte que l'on ne pense presque que ce que l'on dit. Les mots nous formatent, Bergson le regrette, les relativistes ne font que le constater. Mais ils sont en accord sur l'essentiel.

Il est très facile de donner des exemples montrant que l'on peut avoir un concept sans mot pour le dire. McDowell, dans L'esprit et le monde, en donne un très bon : on est capable d'identifier une nuance de couleur particulière, de la reconnaître à plusieurs reprises, dans plusieurs contextes, même si nous n'avons pas de mot pour la décrire. Avoir un concept de couleur, ici, c'est seulement avoir la capacité de reconnaître. Nul besoin d'avoir une étiquette, un mot. Il suffit de pouvoir dire "cette couleur", lorsqu'elle se présente à différentes reprises. McDowell commet simplement une analyse très surprenante, selon laquelle le concept de cette couleur serait un concept indexical. Or, ce concept n'a rien d'indexical, et c'est encore retomber dans la confusion des mots et des concepts. Ce concept est aussi général que le concept de rouge ou de bleu, seule l'expression utilisée pour le désigner emploie un indexical. Bref, il n'y a pas de concept indexical, tout concept est général, peu importe la manière dont nous l'avons défini. Que nous l'ayons défini au moyen d'un échantillon représentatif ou par des formulations générales ne change rien à l'affaire, le concept est toujours général.
S'il fallait donner d'autres exemples, il n'y aurait qu'à prendre exemple sur les termes que j'ai indiqués ci-dessus. Quel Français confond le concept de doux concernant les personnes, et le concept de doux concernant les sucreries? Personne évidemment. Il est évident que nous avons deux concepts distincts, même si nous avons le même mot pour le dire. De même, un Français qui n'a que six ou sept mots pour parler de la neige peut très bien avoir vingt attitudes différentes face aux différents états de la neige, qu'il ne sait pas nommer, mais qu'il sait manipuler différemment, selon son état. 

Ainsi, il y a concept dès lors qu'il y a une activité suivant des règles, une activité normée, dans tel ou tel contexte. Lorsque l'on sait reconnaître des choses à plusieurs reprises, lorsque l'on sait accomplir une tâche de manière constante, lorsque l'on sait quoi répondre à quelqu'un qui nous dit quelque chose, alors nous avons un concept lié à l'opération exigée de nous. Le concept se comprend par l'action exigée de nous, et pas par des mots qui nous serviraient à la nommer. Un ignorant peut faire beaucoup de choses sans pouvoir nommer ni expliquer ce qu'il fait. Ce faisant, il dispose des concepts liés à son activité, même s'il ne sait pas décrire ce qu'il fait. Le discours sur sa propre activité est une autre activité, elle correspond à un nouveau concept. Mais on peut avoir un concept sans avoir le concept réflexif de ce premier concept. On peut savoir quelque chose, avoir un concept, sans savoir qu'on le sait, et sans savoir le dire. On peut savoir et connaître sans le savoir. Bref, on peut avoir des concepts sans pouvoir les nommer. 
Il en résulte que, contrairement aux thèses bergsoniennes, la parole ne nous masque pas la singularité des choses. Il nous arrive bien souvent d'avoir une activité fine, singulière, et réglée, sans être capable de la décrire par des mots. Inutile de se lancer dans des propos mystiques sur l'ineffable. L'ineffable est tout simplement ce pour quoi un individu n'a pas les mots adaptés. L'ineffable est seulement un manque de vocabulaire. Mais cet ineffable, nous l'accomplissons quand même, nous savons le réaliser, parce que nous en avons les concepts.

Bref, il n'est pas nécessaire de parler pour avoir des concepts, il suffit d'avoir été bien dressé. La spécificité de l'homme est seulement d'avoir ces concepts lui permettant de réfléchir (de nommer) ses propres concepts. Mais ce faisant, ces concepts ne lui apparaissent pas plus clairement. Au contraire, cette activité consistant à nommer et définir le plonge bien souvent dans la confusion. Il suffit, là encore, de se rappeler Augustin, qui ne sait plus ce qu'est le temps dès lors qu'on lui demande. Il en a le concept, puisqu'il sait ce qu'est le temps tant qu'on ne lui demande pas. Mais dès qu'il doit nommer et définir, il n'y parvient plus. Seulement, le problème réside dans l'activité de définition, et pas dans le concept du temps.
On pourrait en dire de même de Hippias et de Socrate : Hippias sait ce qu'est le beau. Il sait reconnaître ce qui est beau chaque fois qu'il voit une belle chose. Pourtant, dès que Socrate vient l'ennuyer avec ses questions, il est plongé dans la confusion, parce qu'il ne maîtrise pas cette activité réflexive consistant à nommer ses propres activités. Mais cette activité à définir, elle, est parfaitement claire et délimitée. Seule la réflexivité manque à Hippias, pas la connaissance du beau.

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