mercredi 18 mai 2011

Le dernier dogme du scepticisme

Les sceptiques, et par sceptiques je pense notamment à Rorty, ont cette tendance à concéder plus que ce qu'ils devraient à leurs adversaires, afin de paraître à leurs yeux, "radicaux mais pas trop". Rorty adopte une posture relativiste consistant à nier que la science soit un progrès vers une vérité unique et universelle, et à affirmer plutôt que chaque paradigme, chaque culture, a sa propre perspective irréductible et incommensurable aux autres paradigmes et aux autres cultures. 
C'est l'idée fondamentale du perspectivisme que de dire que tout est perspective, et qu'il n'y aucun point de vue de nulle part. Je ne m'étend même pas sur l'argument qui voudrait que cette formule soit auto-réfutante : croire qu'elle est auto-réfutante, c'est justement présupposer la position philosophique qu'elle refuse. Dire que tout est perspective n'est pas avoir fait le tour de toutes les perspectives possibles (cela n'a aucun sens), c'est seulement dire que toutes les perspectives que nous avons prises jusqu'à présent ne sont que des perspectives, et que nous sommes prêts à parier qu'il en sera toujours ainsi. La formule est un pari sur l'avenir, pas une formule universelle, qui serait évidemmment auto-contradictoire. Cette formule sceptique dit "voilà ce à quoi nous nous attendons", et non pas "voilà ce qu'il en est objectivement". 

Mais les sceptiques sont généralement timorés et affirment qu'il reste un progrès sur lequel tous peuvent se mettre d'accord : celui de la cohérence interne d'une théorie, la non contradiction. Un paradigme ne peut jamais être comparé à d'autres paradigmes, mais au sein d'un paradigme, il serait possible de progresser, par le respect de la cohérence logique des énoncés. Autrement dit, le sceptique refuse les comparaisons externes et les progrès absolus, mais il accepte les comparaisons internes, les progrès relatifs. Il serait impossible de se rapprocher de la vérité ultime, mais il serait possible de corriger les fautes de logique, les contradictions.
Or, je voudrais montrer que ce même argument qui interdit de comparer les paradigmes entre eux doit aussi nous interdire de prétendre pouvoir comparer objectivement des énoncés d'un même paradigme entre eux. Le refus de la comparaison externe vient du fait de l'absence d'une norme transcendant les deux paradigmes, d'une norme plus générale qui permettrait de subsumer ces deux paradigmes sous un même genre, une même norme, et ainsi d'établir une hiérarchie entre les deux. En science, la norme devrait être la réalité physique objective : le paradigme qui s'en approche le plus devrait donc être le meilleur. Mais s'il n'existe pas de norme transcendante, alors la comparaison est impossible.
Autrement dit, la position sceptique relativiste (qui refuse les comparaisons externes), doit être un nominalisme : il n'y a aucun genre commun sous lequel ranger deux objets donnés, à savoir deux paradigmes. Les paradigmes sont radicalement différents, incommensurables, et rien ne permet de les unifier pour les hiérarchiser. Un genre donnerait une règle, un critère pour hiérarchiser, et c'est l'absence de genre commun qui interdit cette hiérarchie. On peut certes être sceptique sans être nominaliste, mais cela deviendrait profondément arbitraire : pourquoi accepter la généralité pour tout, sauf pour la nature, qui est justement ce qui permet d'englober sous un même genre tous les énoncés scientifiques? 
C'est pourquoi le vrai scepticisme s'appuie toujours sur un nominalisme. Nier la réalité de la généralité, c'est dire que rien n'appartient en soi à un concept plutôt qu'à un autre, que le classement n'existe qu'après coup, après que les hommes ont décidé de ranger telle chose avec telle autre, de telle et telle manière. Il y a bien des concepts, mais ces concepts sont des produits humains, qui ne valent qu'au passé. Une chose n'est jamais sous un certain genre tant qu'elle n'a pas été rangée sous un certain genre. Tant que personne ne s'en soucie, elle n'est nulle part. 
Nous passons donc la plupart de notre temps à inventer des concepts, c'est-à-dire à les étendre, à faire des choix entre différents objets, les rapprocher ou les séparer. Et il s'agit bien d'une activité d'invention, et non pas de découverte. Chaque fois que nous décidons d'appeler telle chose par tel nom, nous faisons un choix qui n'est pas prédéterminé, nous imposons un choix par décision, avant de vérifier que la communauté linguistique accepte notre choix. Bref, ce que l'on appelle maîtriser un concept n'est pas avoir à l'esprit le contenu pur de ce concept, c'est s'attendre à ce que les autres soient d'accord avec nos choix. là encore, la maîtrise est une certaine attente subjective, pas une réalité objective. Nous sommes certains de ne jamais nous retrouver en désaccord avec les autres sur notre usage de "écran", "clavier", "souris" : la maîtrise n'est rien d'autre que cette certitude, plusieurs fois confirmée; elle n'est pas une intuition eidétique de l'écran pur, du clavier pur, de la souris pure. J'en veux pour preuve que personne n'est jamais capable de définir explicitement le plus pauvre de tous les objets. On trouve toujours des contre-exemples, des objets négligés à tort, etc. Pourtant, comment nier que nous sachions à coup sûr distinguer un écran, un clavier, une souris?

Où veut-on en venir? Déterminer que deux énoncés se contredisent (ou pas) suppose que ces énoncés soient parfaitement semblables, aient exactement le même sens, et qu'en plus, un des deux énoncés soit préfixé d'un signe de négation. Ceci signifie qu'il faut, pour pointer une contradiction, ranger deux énoncés comme étant deux énoncés du même genre, deux expressions distinctes dans le temps, dans l'espace, etc., de la même idée. Or, cette activité n'a pas plus de fondement objectif que n'importe quelle autre activité de classement. Cette catégorisation de la réalité se fait sans fondement, qu'il s'agisse des choses physiques, ou bien des énoncés. Rien n'est en soi du même genre qu'autre chose. Seuls des hommes peuvent dire que deux choses sont réunies sous un même genre. Ainsi, la contradiction de deux énoncés est tout aussi subjective que les progrès d'un paradigme sur un autre. On peut décider de les ranger sous un genre commun, mais il faut savoir que ce choix ne repose sur aucun fondement. De même, on peut décider que deux phrases disent la même chose, mais ce choix ne repose pas non plus sur un fondement. Il y a une décision à l'origine de notre choix de tenir pour semblables deux énoncés. Et seule cette décision rend possible la vérification de la cohérence logique de deux énoncés. A celui qui ne verrait pas qu'un énoncé dit quelque chose, alors que le second dit exactement le contraire, on ne disposerait d'aucun critère objectif pour l'obliger à accepter. Cette personne verrait les deux phrases, écrites ou parlées, et continuerait à trouver qu'elles sont différentes, qu'elles disent des choses différentes. Nous dirions évidemment que son jugement est faussé. Mais nous condamnerions sans pouvoir justifier. Au fond, nous pourrions lui dire "tu n'es pas comme nous", mais pas "tu as tort".

1 commentaire:

  1. Je me permet de me faire moi-même des remarques, parce que celle-ci m'est venue postérieurement à la rédaction du post : dire qu'il n'y a aucune différence entre l'intérieur et l'extérieur du paradigme, que les comparaisons internes sont tout aussi subjectives que les comparaisons externes, cela signifie que les paradigmes n'ont aucune réalité objective.
    Cela ne doit pas nous étonner : paradigme signifie très exactement concept, qui signifie très exactement ensemble de règles pour la subsomption d'entités. Les concepts sont de facture humaine, les paradigmes aussi. (je ne retiens pas les multiples aspects, notamment sociologiques, de la notion de paradigme chez Kuhn).

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