mercredi 11 mai 2011

L'institution et la routine

Peut-on insister sur la valeur des institutions sans faire l'éloge de la routine? Certes, les institutions ne sont pas que des routines, puisque les institutions sont un ensemble de procédures collectives, et qu'elles jouent un rôle dans le maintien de cette collectivité, alors que la routine, elle, est simplement une procédure tellement répétitive qu'elle en devient ennuyeuse. Pourtant, les institutions n'existent aussi que si elles se répètent de manière durable et fréquente. Donc, il semble que les institutions finissent toujours par se confondre avec la routine. L'innovation, le changement permanent, la créativité ne sont pas des institutions, mais au contraire ce qui vient les rompre, ou les subvertir.

Mais la dimension sociale, publique, de l'institution n'est peut-être pas son aspect le plus important, et ce par quoi elle se distingue le mieux de la routine. En réalité, l'institution est à la routine ce que le vide est au plein. L'institution est comme une structure vide, alors que la routine elle, n'est pas une simple structure, mais a déjà un contenu, est pleine. La routine est une forme et une matière, l'institution est une pure forme, sans matière.
Que veut-on  dire en parlant de plein et de vide? Je veux dire ici qu'il y a une différence entre une routine, qui nous occupe, corps et esprit, en vue d'être réalisée. Cette occupation est ce qui est désigné par le plein. On ne peut pas accomplir la routine sans y penser du tout, on doit toujours y penser un peu. Et de plus, elle oblige notre corps à être quelque part, à faire quelque chose. Bref, la routine ennuie, mais nous occupe.
Par opposition, l'institution est vide au sens où son rôle n'est pas de nous occuper, mais au contraire plutôt de nous libérer, de nous vider du souci de mettre en place une activité, de la créer à partir de rien. Par l'institution, nous nous trouvons dans un espace où nous pouvons librement créer quelque chose, y penser librement, parce que le cadre général dans lequel cette création libre a lieu est déjà défini, et n'a pas à être établi, par des activités corporelles, ou par de pensées. L'institution est vide parce qu'elle n'est pas quelque chose que l'on doit faire, qui nous occupe, mais elle est quelque chose qui nous permet de penser et de faire autre chose. Ainsi, loin d'être une routine, l'institution est ce qui nous permet de faire quelque chose, elle nous libère de la perte d'énergie inévitable de celui qui doit prévoir le cadre de son action. L'institution est une procédure de lutte contre l'entropie, destinée à ceux qui ne renoncent pas pour autant à agir, à faire quelque chose, donc à dépenser de l'énergie. 

Prenons l'exemple d'un boulanger. La dimension routinière de son métier consiste dans la création du pain, chaque jour. On me rétorquera peut-être que chaque nouvelle fournée est un peu différente de la précédente, et donc que l'on ne s'ennuie jamais. Néanmoins, ceci ne change rien à l'affaire : le boulanger est occupé lorsqu'il fait son pain, et si la farine, l'eau, la phase de pétrissage et la force du four pouvaient être toujours identiques, la fabrication du pain serait aussi toujours exactement identique. Le boulanger peut sortir de la routine en cherchant à faire de nouveaux pains, ou améliorer ses recettes. Mais, aussi bien s'il répète éternellement ses vieilles recettes que s'il cherche à innover, cette activité constitue le coeur, la matière de son travail, ce qui l'occupe complètement
L'aspect d'institution de son métier repose par contre sur tout ce qui le libère d'une énergie perdue à se concentrer sur autre chose que le coeur de son métier. En achetant une boutique, toujours au même endroit, et en faisant connaître sa boulangerie, il s'épargne une tâche qui lui ferait perdre du temps : chercher ses clients, se déplacer de portes à portes, etc. L'achat de la boutique, donc la mise en place d'une institution, demande du temps et de l'énergie, mais une fois que les procédures administratives sont faites, que les clients potentiels connaissent l'adresse et les horaires d'ouverture, donc une fois que l'institution est établie, la dépense d'énergie, pour le boulanger comme pour le client qui recherche du pain, est considérablement réduite. Autrement dit, le boulanger pourra faire du meilleur pain, parce qu'il peut se concentrer là dessus, plutôt que d'avoir à chercher ses clients. De même concernant les habitudes alimentaires des clients. S'il est de coutume d'acheter des patisseries le dimanche, le patissier pourra concentrer son travail pour ce jour seulement, au lieu de perdre son temps à faire des gateaux en semaine, qui ne seront pas vendus, ou bien à faire des calculs statistiques sur les ventes de pain et de gateaux chaque jour de la semaine.

Bref, l'institution donne un cadre général, dans lequel une activité peut se déployer, alors que faute de cadre, cette activité serait moins bien faite, à cause de la perte de temps et d'energie, dépensés afin de créer le conditions de possibilités de cette activité. Alors que la routine, elle, n'est pas le cadre de l'activité, mais l'activité elle-même.
Alors certes, maintenir ce cadre général est aussi une activité. L'institution est aussi faite d'un ensemble de gestes qu'il faut exécuter chaque matin, chaque semaine, chaque année, etc. Mais ces gestes sont là pour nous épargner d'autres gestes bien plus coûteux. Il vaut mieux avoir à se rendre à la boulangerie tous les jours, au même endroit, à la même heure, que de dépenser de l'énergie à rechercher un boulanger ambulant, dont le pain est de qualité inégale, lorsqu'il lui en reste. 
Ainsi, l'institution est une routine, mais qui vise à rendre possible des activités non routinières, ou du moins, à nous donner autant de temps que possible si l'on désire créer de nouvelles activités. Lorsque le boulanger sait où, quand et comment il vendra son pain, il peut concentrer tous ses efforts à créer de nouvelles recettes, ou améliorer celles dont il dispose. Bref, l'institution rend libre et créatif. 

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