lundi 24 novembre 2014

Apprendre et avoir appris

Une personne apprend lorsqu'elle ne sait pas encore comment faire quelque chose, qu'elle n'a pas la compétence, ou bien qu'elle ne connaît pas encore quelque chose, qu'elle n'a pas la connaissance. Et son apprentissage prend fin lorsqu'elle devient capable de réaliser l'action en question, ou connaît l'information en question. J'utiliserai toujours "apprendre" pour qualifier l'acquisition par l'élève de connaissances ou de compétences, et réserverai le terme "enseigner" pour l'action du maître sur l'élève.
Une situation d'apprentissage suppose en général un maître, qui fait deux choses : 
1) il montre à l'élève l'action à apprendre.
2) il juge si l'élève parvient à réaliser correctement cette action.
Ceci est très schématique, j'en conviens. Parfois l'élève travaille sans que le maître montre l'exemple, parfois il y a une personne qui montre l'exemple, et une autre qui juge, et parfois aucune personne ne juge notre compétence. Néanmoins, quelles que soient les différentes formes d'enseignement, ces deux moments dans le travail du maître doivent être distingués : le première relève essentiellement des moyens mis en œuvre pour enseigner à l'élève; le seconde relève plutôt du moment terminal, vérifiant que l'élève a bien appris. Ainsi, selon que l'évaluation finale est bonne ou mauvaise, l'élève devra revenir à la première étape, ou bien au contraire sera libéré (ou passera au niveau supérieur).

Que fait un maître pour enseigner à l'élève? Il a plusieurs manières de s'y prendre. Parfois, il montre un geste, puis attend que l'élève reproduise son geste à l'identique. Parfois, il laisse faire l'élève, tout en lui donnant quelques consignes lorsque l'élève est maladroit ou fait des erreurs. Parfois il donne des instructions précises que l'élève doit ensuite exécuter à la lettre. Dans le domaine de la connaissance, les choses ne sont pas très différentes : parfois le professeur donne un modèle de ce que l'élève doit faire, alors que parfois, il transmet plutôt des informations, que l'élève devra appliquer correctement pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté. Ainsi, en classe de philosophie, le professeur peut faire son cours exactement sur le modèle de la dissertation, ou bien peut plutôt transmettre des connaissances de manière plus informelle, l'élève devant ensuite adapter le contenu enseigné en cours à la dissertation qu'il doit rédiger.
Pour exprimer ceci de manière plus abstraite, on peut dire que le maître fournit à l'élève des règles pour exécuter correctement une certaine tâche. Et l'élève s'efforce de suivre les règles aussi bien que possible. A l'origine, l'élève n'était pas capable de faire directement l'action qu'il apprend. Par directement, j'entends "sans suivre de règles explicites". Mais, en lui donnant des consignes, le maître montre à l'élève sur quelles autres actions que ce dernier maîtrise il peut s'appuyer pour réaliser la tâche compliquée à apprendre. Il ne s'agit pas toujours de décomposer en tâches simples une opération complexe, car parfois, l'enseignement consiste plutôt à donner à l'élève des modèles faciles à imiter, puis à monter progressivement le niveau de difficulté. Dans ce genre de cas, il n'y a pas décomposition du complexe en éléments simples, mais plutôt progression du facile vers le difficile. L'essentiel est seulement que le maître montre à l'élève comment il peut s'appuyer sur ce qu'il sait faire pour faire quelque chose qu'il ne sait pas encore faire. 
Vient ensuite le moment de l'évaluation du travail de l'élève par le maître. Ici aussi, les modalités sont variées. Parfois, le maître accompagne l'élève tout au long du travail. L'évaluation est donc un contrôle permanent, et le maître va arrêter l'élève et lui demander de recommencer sa dernière action chaque fois qu'il a mal fait. Parfois, le maître récupère un travail fini et le note. Parfois, l'évaluation prend la forme de conseils, de propos informels, parfois l'évaluation obéit à des critères formels et aboutit à une notation quantifiée.
Pour monter à nouveau en généralité, on doit ici faire mention de l'autorité du maître. Cette autorité signifie que le maître sait avec fiabilité juger si une chose est bonne ou mauvaise, relativement à un critère donné.  Alors que l'élève, lui, n'a pas cette autorité. On ne le tient pas capable pour juger lui-même si son travail est réussi ou non. L'élève est donc dans une situation de dépendance vis-à-vis du maître. Il attend le verdict d'une autorité, pour que lui-même puisse, à son tour, être considéré comme ayant autorité, c'est-à-dire ayant la compétence ou la connaissance qu'il est en train d'apprendre. 

De ceci, on doit tirer quelques remarques importantes. Tout d'abord, l'apprentissage est nécessairement une activité suivant des règles, et cette activité est publique, ou au moins, peut être rendue publique. Wittgenstein a beaucoup insisté là-dessus dans ses Recherches philosophiques, à raison. Je précise bien "peut être rendue publique", car il y a de nombreux cas où nous apprenons tout seuls à faire certaines choses. Tout apprentissage ne demande pas un enseignement. Par contre, il y a des apprentissages qui requièrent une enseignement : on n'apprend pas une langue tout seul, on n'apprend pas les règles sociales tout seul, on n'apprend pas l'histoire humaine tout seul, on n'apprend pas non plus à faire de la maçonnerie, de la plomberie, de l'électricité tout seul, etc. Les autodidactes se passent d'un maître personnel, mais pas des livres, des vidéos, de l'observation d'autres personnes manifestement compétentes. Ainsi, ne pas savoir, mais avoir besoin d'apprendre, c'est être dans une situation de dépendance par rapport au public. On ne sait pas faire, et on attend de notre communauté, ou des individus à qui cette communauté a donné l'autorité de parler en son nom, que l'on nous enseigne la manière de faire. Bref, l'état d'ignorance est un état de dépendance.
Au contraire, celui qui sait et qui sait faire est dans un état de liberté, puisqu'il n'a plus besoin qu'autrui contrôle la qualité de son travail, ou lui montre comment faire. Dans les discours sur la fonction libératrice de l'école, il y a seulement cette évidence que savoir faire, c'est en réalité savoir faire tout seul. Wittgenstein parle souvent de l'élève qui, après avoir appris, est maintenant en situation de pouvoir continuer. Mais il faut dire plus exactement que l'élève est en situation de pouvoir continuer tout seul. Car, en classe, l'élève pouvait déjà continuer. Mais il y arrivait parce qu'il était accompagné du maître qui lui expliquait comment faire au fur et à mesure. Par contre, s'il avait été seul, il n'aurait pas su comment faire. C'est une expérience très familière des disciplines scientifiques : en classe, nous arrivons avec le maître à faire un exercice difficile. Puis, seul devant notre copie, nous n'arrivons plus du tout à faire d'exercice. C'est le signe que nous n'avons pas acquis la compétence, que nous sommes restés dans un lien de dépendance avec le maître. 

J'en viens maintenant au point le plus important. On a souvent lu Wittgenstein comme affirmant que tout critère devait être public, donc que tout ce que l'on pouvait apprendre devrait pouvoir être transmis selon des critères publics, et donc que tout ce qui ne relève pas de choses publiques est intransmissible, donc ne peut jamais être appris, et donc mis en pratique. C'est pour cela que l'on a déduit que Wittgenstein niait la possibilité d'un langage privé. Les travaux contemporains nous expliquent que l'on ne sort jamais du social, que tout est social : l'action, la pensée, l'intériorité, etc.
Or, ce qu'autorise au contraire Wittgenstein, c'est l'idée d'un seuil à partir duquel nous nous libérons du social. Ce seuil est celui de la compétence. Tant que l'on ne sait pas faire, on reste rivé au social, et tenu de suivre des critères publics et contrôlables pour agir. Mais une fois que l'on sait faire, tout change. Nous avons alors autorité sur nos actions. Et nous agissons sans suivre de règle, parce que notre maîtrise nous dispense justement d'avoir à les suivre. Évidemment, il ne s'agit pas de dire que nous devenons capable de substituer des règles privées (des pensées en nous) à des règles publiques (des gestes observables). On a raison de dire qu'une règle privée est impossible. Par contre, celui qui est compétent peut agir bien, sans suivre de règle. Et c'est en cela qu'il se libère de sa communauté. Il n'a plus de compte à rendre, puisqu'il est tenu pour compétent, et donc qu'il participe à définir ce que c'est que faire une action donnée, alors que l'élève, lui, était sans cesse confronté à la définition donnée par son maître de ce que c'est que faire cette action.
Or, pouvoir continuer tout seul, c'est être capable d'agir dans des circonstances nouvelles, ou bien de réaliser de nouvelles choses. Et puisque toute situation, par définition, est toujours un peu nouvelle, que rien ne se reproduit jamais à l'identique, les agents sont toujours en train d'étendre les pratiques au-delà de ce que la communauté a prévu. De sorte que les agents sont la plupart du temps livrés à eux-mêmes, et pourraient toujours se poser la question de savoir si, dans ce nouveau cas, on peut encore dire qu'ils ont bien accompli l'action qu'ils avaient l'intention de faire. Bien sûr, ce genre de questions philosophique ne se pose pas à chaque minute. Pourtant, se la poser de temps en temps, c'est en même temps se rendre compte que la situation du "langage privé" est celle que nous expérimentons à chaque instant. Nous avons à chaque instant la possibilité théorique de nous demander comment appliquer une règle à un cas nouveau, alors que nous n'avons (par définition) aucun critère public pour appliquer cette règle.
La plupart du temps, notre confiance en nous, venant de notre autorité, nous évite de nous demander si nous avons agi normalement, comme c'était attendu, sachant, là encore, que ce "comme c'était attendu" ne signifie pas que le résultat attendu était déjà fixé avant que l'agent n'exécute effectivement son action. Mais parfois, nous avons quand même besoin de confirmation par les autres. Cela revient à dire que personne ne peut supporter l'indépendance absolue. Celle-ci serait synonyme de folie. Nous avons besoin, ponctuellement, de soumettre notre travail aux autres pour vérifier que les autres feraient comme nous, que nous ne sommes pas fous, et que nous faisons bien communauté avec eux. Celui qui fixe de nouvelles règles, par définition, n'est pas soumis aux anciennes règles. Et pourtant, personne ne veut fixer des règles avec l'arbitraire le plus absolu. Nous voulons avoir des garanties, et nous les obtenons auprès de notre communauté.
Cavell, dans les Voix de la raison, a très bien mis en valeur ce point : le public n'est pas un donné préalable, toujours déjà là, absolument garanti et capable de garantir absolument tout ce que nous faisons. Bien au contraire, c'est le public qui est sans cesse menacé par le scepticisme : nous avons besoin de vérifier que ce public existe encore, et que nous lui appartenons encore. La condition de solitude et de liberté est donc première. Mais cette liberté virerait au solipsisme (ou à la folie) s'il n'y avait pas de temps en temps la possibilité de montrer aux autres ce que l'on fait. 
Pour nuancer un peu le propos de Cavell, qui a tendance à faire porter le scepticisme sur le public de manière abusive, il suffit de rappeler que nous ne serions pas capable de faire quoi que ce soit si le public n'était pas là. Il est nécessaire qu'il existe, pour que nous puissions apprendre quelque chose. Or, nous savons certaines choses. Donc, le public existe. C'est pourquoi il faut bien dire que l'individu n'existe que parce qu'il a su se différencier de sa société. L'individu n'est pas une donnée originaire. 

Par un biais très particulier, celui de l'apprentissage, j'en reviens donc à un des lieux d'opposition les plus classiques entre libéraux et communautariens. Les libéraux ont tendance à faire de l'individu une donnée de base, et se demander en permanence à quelles conditions cet individu pourrait appartenir à une communauté. C'est la thématique du contrat social. Et Cavell n'en est pas loin (ile le thématise lui-même), quand il développe ses thèmes sceptiques, qui interrogent à quel moment un individu peut avoir la certitude d'appartenir à une communauté ayant les mêmes pratiques que lui. Alors que pour les communautariens, la donnée originaire est l'inclusion de l'individu dans une communauté. Et ce n'est que progressivement que les individus autonomes apparaissent. Ils sont un produit d'une éducation réussie, et pas une réalité naturelle. C'est ici ce que j'ai essayé de montrer : qu'une fois que nous sommes compétents, le caractère privé de nos actions ne nous effraie plus. Devenir original et créatif ne nous fait plus peur.
Ainsi, curieusement, c'est la philosophie libérale qui sera la plus soucieuse de la perte constante de la réalité des autres et de notre communauté, de la liquidation des institutions, etc. Et c'est au contraire le communautarisme qui valorisera au plus haut point la créativité, l'originalité et l'individualité comme la plus belle de ses productions : celle d'un individu qui a suffisamment d'ancrage social pour oser s'aventurer dans des lieux inexplorés sans craindre la désagrégation sociale, la folie, etc.

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