dimanche 16 novembre 2014

L'usage de l'argent

Je propose dans les lignes qui suivent un argument destiné à montrer que l'argent, ou pour être plus précis, la monnaie, possède une valeur morale intrinsèque, différente de la simple valeur utilitaire ou technique liée à ses fonctions économiques. Je ne me prononcerai pas sur la nature de la monnaie ni même sur sa valeur morale globale, tout compte fait, pour ainsi dire. Je souhaite seulement mettre en évidence une dimension de l'échange monétaire qui me paraît assez méconnue, surtout des prêcheurs qui tiennent l'argent pour le mal incarné.

Les manuels d'économies assignent à la monnaie trois fonctions principales : celle d'intermédiaire des échanges, d'unité de compte et de réserve de valeur. Je laisse de côté la dernière qui ne m'intéresse pas ici.

La monnaie est décrite comme un intermédiaire des échanges dans le cadre d'une conception fort discutable qui considère l'échange d'un produit contre un autre produit comme le seul à être vraiment réel ou fondamental. Plutôt que d'échanger un produit contre un produit, autrement dit de pratiquer le troc, on échangera un produit contre de la monnaie, mais seulement afin d'échanger plus tard cette monnaie contre un autre produit, échange final qui est la raison pour laquelle on a conservé de la monnaie. La monnaie permet ainsi un échange différé de produits. On peut schématiser ce détour que représente l'utilisation de la monnaie par la formule suivante : P-M-P plutôt que P-P.

Mais s'il est vrai que la monnaie est aussi voulue pour elle-même, si on échange un produit contre de la monnaie pour obtenir cette monnaie et non pour un échange futur et lointain, la monnaie n'est pas un intermédiaire des échanges, puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire possible entre le produit qu'on vend et la monnaie qu'on obtient en retour et qu'on voulait pour elle-même. Le schéma de l'échange se réduit à P-M. Laissons cependant cela de côté pour le moment. 

La monnaie sert ensuite d'unité de compte en ce qu'on peut mesurer la valeur des différentes marchandises grâce à elle, les unes par rapport aux autres. Ce dernier point est assez notable. Si l'on échange régulièrement deux produits, on peut mesurer mesurer la valeur d'un produit par une certaine quantité d'un autre. Par exemple, si l'on échange régulièrement six poules contre une vache, une vache vaut six poules (je tiens ici pour équivalent "valoir" et "s'échanger" en suivant simplement l'usage). Quel est alors le rôle de la monnaie ? Imaginons une société où existent quatre groupes, le premier échangeant avec le deuxième un produit A1 contre un produit A2, le troisième échangeant avec le quatrième un produit B1 contre un produit B2. Si ces échanges sont exclusifs, si on n'échange jamais A1 ou A2 contre B1 ou B2, il est impossible de connaître leurs valeurs relatives, de connaître le prix de A1 en termes de B2. Cela ne devient possible que lorsqu'un produit est échangé par tout le monde contre tout le reste et peut ainsi servir à mesurer la valeur de tous les autres : par exemple, un produit de subsistance. Ce produit peut alors recevoir, en plus de sa valeur d'usage, une fonction d'unité de compte. Ainsi, si une poule vaut trois boisseaux de blé, et une vache dix-huit, et même si la religion interdit d'échanger les vaches contre les poules, nous savons qu'une vache vaut six poules, si jamais la tentation de l'impiété est la plus forte !

Pour servir adéquatement d'unité de compte, un produit ou une chose doit avoir une valeur divisible, ou plutôt, si l'on prend au sérieux l'idée d'unité de compte, multipliable. Une toile de maître ne peut pas servir d'unité de compte, même si tout le monde aime beaucoup la peinture : elle ne vaut plus rien si on la coupe en deux, et personne ne possède deux fois la même. Cette divisibilité est absolument essentielle à la monnaie. Il faut pouvoir exprimer la différence de valeur entre un yacht et un carambar, qui est une chose peu rare et peu convoitée. Cette différence est-elle potentiellement infinie ou y a-t-il quelque chose qui fondamentalement la limite ? Je laisse la question en suspens.

Une unité de compte permet d'exprimer la valeur de toute marchandise comme un multiple de cette unité. Si les rapports d'échange nous donnent qu'une vache s'échange contre six poules, une poule vaut un sixième de vache. La fonction unité de compte nous permet d'exprimer ces quantités relatives en quantités absolues. Une poule vaudra, par exemple, trois cent euros et non plus une certaine quantité abstraite de vache. Comme on échange des choses et non des sixièmes de vache, il est très pratique que la chose qui nous sert d'intermédiaire d'échange soit aussi celle qui nous sert d'unité de compte.  En tout cas, la différence entre la fonction d'unité de compte et d'intermédiaire des échanges est très claire. Par exemple, l'euro et le dollar sont deux monnaies jouant ce rôle d'intermédiaire, mais on peut utiliser des dollars pour exprimer la valeur des cuisses de grenouilles, même si seuls les français sont prêts à en acheter, autrement dit si les cuisses de grenouilles ne s'échangent jamais que contre des euros. La valeur de ces cuisses sera comptée en dollar, alors qu'elles s'échangeront seulement en euros. Mais l'unité de compte doit forcément correspondre à une chose qui s'échange contre une autre, sans quoi on ne pourra pas exprimer le reste. Une goutte d'eau ne peut pas être utilisée comme unité de compte. Et l'unité de compte proprement dite doit être d'une valeur inférieure à tout ce qui s'échange sur le marché : il n'y a rien d'échangeable qui n'ait moins de valeur qu'un centime. C'est vrai presque par définition.

Venons-en tout de même au sujet. Près du barrage de Sivens, un journaliste télé interroge un "zadiste", c'est-à-dire quelqu'un qui, avec d'autres, vit et occupe une zone que l’État réserve à des travaux dont on se gardera de juger ici l'utilité. Le journaliste lui demande ce qu'il fait. Il prépare une soupe. Pour qui la soupe ? Pour tout le monde, pour tous ceux qui ont faim, sans distinction de race ni de religion. Dans la zone, certains préparent la soupe, dit-il, d'autres construisent des cabanes. La soupe est pour tout le monde, mais il y a apparemment pour notre "zadiste" un impératif ou au moins le souhait d'une certaine réciprocité. Pas d'argent ici, mais si ce sont toujours les mêmes qui préparent la soupe et qui construisent les cabanes, ce n'était pas la peine de sortir du capitalisme. 

Admettons donc que dans notre communauté, il existe des préparateurs de soupe et des constructeurs de cabanes. La construction d'une cabane ou la préparation d'une soupe par les uns doivent alors donner quelque chose comme un droit à la soupe ou à la cabane produits par les autres. On peut trouver le terme de droit bien formel dans cette circonstance. Mais nous avons admis qu'une forme même lâche de réciprocité est nécessaire si l'on veut éviter de reconstituer l'exploitation et la servitude caractéristique du capitalisme. De plus, les échanges sont forcément différés. On ne produit pas des soupes et des cabanes dans le même temps. Il est donc nécessaire que la construction et la mise à disposition de cabanes s'accompagne d'une certaine forme de droit à la soupe pour le constructeur.

Ainsi, on peut dire que les cabanes s'échangent contre les soupes, même s'il ne s'agit pas d'un échange marchand. Mais s'il y a échange, comment mesurer la valeur des cabanes en soupe ? La question est brûlante. Car on peut la reformuler ainsi : à combien de ration de soupes me donne droit la construction d'une cabane, avant qu'il soit légitime de considérer que je vis aux dépends des autres et que je les exploite ?
La réponse est qu'en l'absence de monnaie, il n'y a aucun moyen précis de le savoir.
Sans monnaie, on se heurte à au moins deux problèmes : puisqu'il n'y a pas d'unité de compte, il m'est impossible de rapporter les uns aux autres les efforts productifs des différents membres de la communauté pour juger de leur relative égalité. Autrement dit, pour savoir si la réciprocité est bien observée dans notre société, il nous faut comparer des choses incommensurables en l'absence de monnaie et d'échanges marchands : les soupes et les cabanes. Il s'agit d'une représentation très simplifiée. Les services et les coups de main que les uns et les autres se rendent sont divers et hétérogènes. Comment puis-je "rendre la pareille", puisque rien n'est jamais pareil ? 

On répondra que l'on n'a pas besoin, dans la vie courante, d'une mesure exacte des services rendus, et que cela n'a même aucun sens dans la plupart des cas. Cela est vrai, mais c'est parce que les services en question ont en fait peu de valeur. La question devient plus pressante quand il s'agit de services d'importance bien plus grande, comme celui de sauver la vie de quelqu'un en le soignant ou de lui construire une maison. Quelle est alors la juste rétribution ? Dans quelle mesure la réciprocité a-t-elle été observée ?

Deuxièmement, puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire des échanges, je n'ai pas le choix de la contrepartie que je vais offrir aux autres : pour observer la norme de réciprocité, je vais devoir leur fournir un service qui les intéresse, eux. Pour prendre un exemple extrême, si je suis l'obligé d'un monomaniaque, il n'y a rien qu'une seule chose que je puisse faire pour le dédommager de sa peine, et cela ne me plaît pas forcément.

Ces deux points nous amènent à l'idée suivante : dans la situation que j'ai décrite, nous nous en remettrons complètement à l'opinion des autres pour savoir sous quelles formes nous devons les rétribuer pour observer la norme de réciprocité.

La valeur des choses n'a plus une existence extérieure aux individus, elle n'est plus une instance tierce, extérieure, à laquelle on peut se référer en toute circonstance en consultant les prix monétaires. Dans cette situation, la valeur d'une chose est la valeur qu'une personne donne à cette chose, et qu'il faut pouvoir estimer si on tient à la rémunérer adéquatement. Et parce qu'en l'absence de monnaie, les services rendus sont non commensurables, on est incité à en faire plus si l'on tient à n'être pas ingrat. La seule façon d'être certain de rendre un service d'au moins aussi grande valeur est de rendre un service de plus grande valeur que celui qu'on dont on a bénéficié. D'un point de vue économique, c'est un gâchis de ressource et d'énergie : seule l'introduction de la monnaie pourrait nous conduire à une situation Pareto-optimale. 

Mais c'est le point de vue philosophique qui m'importe ici. Dans ce monde sans monnaie et soumis à une norme de réciprocité, les individus vivent dans l'opinion et de l'opinion des autres. L'activité de chacun est dirigée par l'opinion qu'ont les autres de ce qui a de la valeur. Si l'on a besoin d'un plombier, il faudra le rétribuer en valeur-pour-ce-plombier, valeur que l'on ne possède pas forcément et qu'il faut donc produire, même si cela n'est pas dans nos compétences ou ne nous plaît pas du tout. Dans une société de ce genre, l'opinion des autres sur la valeur de la contribution productive de chacun a une importance capitale, puisque le but de l'échange n'est pas d'obtenir de la monnaie pour l'échanger contre un bien utile, mais de satisfaire à une règle générale de réciprocité qui, en l'absence de toute norme de la valeur des choses, est fixée par l'opinion des uns et des autres ou celle de la majorité.

La valeur morale intrinsèque de l'argent et des rapports marchands tient donc dans la possibilité de se référer à un système de compte et de prix extérieur aux individus, permettant de juger de la valeur des choses et de rétribuer d'une manière mutuellement acceptable les efforts productifs de chacun. Je ne veux pas dire que le prix de marché reflète exactement la valeur de l'effort productif d'un individu, mais qu'il offre un repère pour en juger. Par exemple, je peux me référer au prix d'une nuit d'hôtel pour estimer la valeur du service d'hébergement qu'un ami ou une connaissance m'a fourni. Si ce point de référence n'existe plus, ce n'est pas seulement la mesure de la juste rétribution qui s'efface, mais aussi la liberté individuelle elle-même. Dans la communauté "zadiste" telle que je l'ai décrite, tout le monde est juge de la contribution de tout le monde, de sa forme comme de son importance. Et tout le monde prend intérêt à ce que font tous les autres. Si les membres de la communauté sont exigeants et pointilleux, un tel système fait donc de chaque contributeur une sorte de policier du travail des autres. La disparition de la monnaie apparaît comme le sacrifice de la liberté individuelle. A l'opposé de ce qu'on dit généralement, la valeur de l'argent est de permettre aux gens de faire autre chose que ce que les autres veulent qu'ils fassent.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire