mardi 18 novembre 2014

Les ordinateurs parlent-ils?

D'abord, quelques observations factuelles s'imposent : il existe aujourd'hui des programmes informatiques capables de tenir conversation, d'une manière qui satisfait à peu près le fameux test de Turing. Personnellement, les discussions ne me semblent pas lumineuses, mais j'ai moi-même participé à bien des discussions plus stupides et incohérentes, sans que je ne voie là une raison de me dénier la capacité de parler. De même, ces programmes sont capables d'apprendre de nouvelles phrases, d'enrichir leur vocabulaire. Bref, du point de vue des productions verbales, on peut tenir les ordinateurs pour équivalents aux humains.
Mais cela suffit-il pour soutenir que les ordinateurs parlent? Je voudrais soutenir que ce n'est pas le cas, et qu'il est philosophiquement plus acceptable de parler de langage animal que de langage par les ordinateurs. 

Quels sont les concepts importants pour comprendre le langage? Il existe une très longue tradition pour qui parler signifie exprimer ses pensées. Nous sommes à raison devenus plus méfiants envers ce genre de conceptions pour qui la pensée serait déjà là, bien formée, et en attente de s'exprimer. Wittgenstein a bien montré dans les Recherches logiques que la conception que se fait Augustin de l'apprentissage de la langue maternelle est calquée sur le modèle d'un adulte qui maîtriserait déjà une langue, et devrait en apprendre une seconde par traduction. Augustin fait comme si l'enfant avait déjà des pensées déterminées en tête, et devrait regarder les adultes pour découvrir comment ceux-ci expriment les leurs, afin de les imiter. Ce modèle, en effet, ne va pas. Il faut considérer que les pensées se forment en même temps que les mots que l'on a pour les exprimer. Et même une fois adulte, nous n'avons pas besoin, la plupart du temps, de réfléchir à ce que l'on veut dire avant de le dire. Tout se passe tout seul, et la pensée de ce qu'on veut dire est simultanée à l'action de le dire. Donc, il serait absurde de prétendre que la pensée précède les actes de parole, et en constituent comme le modèle que la parole ne ferait qu'exécuter.
Mais cette tradition de pensée ne se trompe pas complètement. Il est nécessaire, pour comprendre ce qu'est un acte de parole, de poser deux plans. Un premier plan est celui de la performance verbale, de la parole. Ce plan correspond à ce qui est dit, ce qui est littéralement signifié. Le second plan est celui de la pensée, ou, pour le dire dans des termes plus précis : ce que l'on veut dire, la signification du locuteur. Tout acte de parole se comprend par la distinction entre ce que l'on dit, et ce que l'on veut dire. Comme je l'ai expliqué à l'instant, ce que l'on dit correspond très souvent à ce que l'on veut dire. La signification littérale et la signification du locuteur sont le plus souvent identiques. Pourtant, elles ne le sont pas toujours. D'une part, on peut se tromper, et dire quelque chose qu'on ne voulait pas dire. On voulait flatter quelqu'un, on le fait maladroitement et la personne est vexée. On voulait soutenir une théorie compliquée, et notre timidité nous fait commettre des phrases maladroites et contradictoires. On voulait dire quelque chose qui nous semblait original et bien dit, et on découvre que l'on ne connaît pas l'usage d'un mot. On ironise, ce qui revient à dire le contraire de ce que l'on pense. On ment. On pratique l'euphémisme. On pourrait prendre quantité d'autres exemples.
Tous ces exemples ne peuvent être compris que si l'on dispose des deux plans. Il faut à chaque fois faire appel au plan du vouloir dire, de l'intention du locuteur, pour comprendre en quoi sa performance vocale est réussie ou est un échec. Sans cela, les paroles n'auraient pas leur fonction normale, et même n'auraient pas de sens assignable. Il me semble donc avoir fourni une explication pragmatique de la raison pour laquelle parler implique penser : il y a un grand nombre de pratiques verbales qui ne peuvent être exécutées ou comprises qu'en référence à une norme qui est satisfaite ou non. Ce que veut dire une personne compte est la norme en question. Et c'est l'écart à cette norme qui explique les erreurs d'un individu, qui expliquent son ironie, etc. Il n'y a aucun moyen de comprendre l'erreur ou l'ironie de manière parfaitement immanente (je veux dire : sur un seul plan d'explication). Ces choses ne sont possibles que par comparaison de la production verbale à sa norme. 
On me répondra que la norme est aussi une production verbale. En un certain sens, c'est vrai. Pour comprendre qu'une chose était une erreur, il faut que l'individu finisse par dire : "en fait, je voulais dire ça : .... ". Mais ce n'est pas tout ce qu'il y a à dire là dessus. Il faut encore que l'individu comprenne que sa nouvelle parole n'est pas juste une parole de plus, mais l'expression de la norme qui avait cours sur sa première parole (celle qui demandait à être corrigée). Il faut donc une capacité des locuteurs à comprendre qu'il y a des règles qui régissent leur usage des mots, qu'il y a aussi des règles relatives à certains procédés verbaux (mensonge, ironie, figures de style, etc.). 
Or, comprendre et utiliser ces règles suppose maintenant autre chose : une intention. Vouloir dire et intention sont logiquement liées. On ne veut dire quelque chose que si on a plus globalement une intention de faire quelque chose, et que cette chose implique un acte de parole. Pour le dire en termes plus familiers, on ne parle que si on a le désir de parler. On ne parle donc (presque) jamais mécaniquement, par simple réaction à des stimuli extérieurs. Il y a quelques cas qui sont à la limite du mécanique, bien sûr, mais ces cas restent marginaux. Les cas ordinaires sont des cas où nous avons un certain désir, et que ce désir peut être réalisé en parlant.
Or, avoir des désirs, cela suppose un certain rapport au monde. Cela suppose qu'un monde extérieur existe autour de nous, un monde avec lequel nous interagissons, et qui peut être bon ou mauvais pour nous. Cela montre que les désirs et les croyances sont conceptuellement liés. On n'a des désirs que parce que nous avons aussi des croyances qui nous informent sur l'état du monde, vu comme désirable dans certains de ces aspects, et indésirable dans d'autres. Désirer et croire impliquent donc l'action. Le désir motive l'action, la croyance surveille la réussite des actions, et donne aussi des informations sur les opportunités d'action. 

Je résume mon parcours : 
- nous sommes des êtres plongés dans un monde, nous avons des intérêts, et le monde peut satisfaire ou au contraire nuire à nos intérêts.
- nous avons la capacité d'agir, et pour cette raison nous avons des désirs nous poussant à satisfaire nos intérêts, et des croyances au sujet du monde pour orienter nos actions.
- nous avons des interactions avec d'autres êtres ayant des croyances et des désirs, nous avons parfois le désir de communiquer avec eux, pour mieux satisfaire nos autres désirs.
- communiquer avec d'autres êtres suppose donc l'intention de communiquer avec eux.
- l'intention de communiquer détermine ce que l'on veut dire.
- ce que l'on veut dire détermine en partie (l'autre partie étant fixée par des conventions de langage indépendantes) ce que l'on dit. 
J'en tire la conclusion suivante : les notions de croyance, désir, intention, signification, parole sont conceptuellement dépendantes. On ne peut pas utiliser une de ces notions sans présupposer les autres. Montrer que les notions de croyance et de désir ne sont utilisables que pour des êtres dont on admet qu'ils parlent est une question difficile, mais heureusement pour moi, indépendante. Je tiens seulement à montrer ici que l'on ne peut attribuer à quelque chose la parole que si on est prêt à lui attribuer aussi des intention, donc des croyances et des désirs. Et, conséquence ultime, on ne peut attribuer la parole qu'à des êtres qui vivent dans un monde, et qui ont des intérêts. Sinon, cela n'a aucun sens d'attribuer des croyances et des désirs. 

Répondons maintenant à la question : les ordinateurs parlent-ils? Il me semble évident que non, parce que les ordinateurs n'ont pas d'intérêt, et ne vivent pas dans un monde. Ils sont des choses du monde, mais n'ont pas plus d'intérêts que les les calculatrices, les écrans, les téléphones fixes ou que sais-je encore. Qu'on ne me réponde pas qu'ils ont besoin de marcher, d'avoir de l'électricité. C'est nous qui avons besoin qu'ils marchent, pas eux!
Donc, l'ordinateur étant privé d'intérêt, il est privé de désirs et de croyances, donc d'intentions, et donc de capacité à vouloir dire quelque chose. Il produit des séquences verbales, mais qui ne veulent jamais rien dire. Ce sont des assemblages de lettre sans signification. Elles n'ont de signification que pour ceux qui sont sensibles au "vouloir-dire" à savoir les programmeurs de la machine, et les utilisateurs qui jouent avec. L'ordinateur, donc, ne parle jamais, ce sont des hommes qui parlent à d'autres hommes, au travers d'une machine qui recrache mécaniquement des phrases qui ont pour nous du sens.
J'espère avoir fait comprendre pourquoi, par opposition, rien n'interdit aux animaux d'arriver à parler. Eux ont un monde, des intérêts. Il ne leur manque que des intérêts suffisamment riches et sociaux pour que le langage se développe. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire