dimanche 16 novembre 2014

Le relativisme est indicible

Je voudrais montrer que le relativisme, qui est très grossièrement la thèse selon laquelle la vérité est relative aux individus, ou aux cultures, ou aux paradigmes, ou à je ne sais quoi encore, est une thèse qui n'a en réalité aucun sens, et qui ne parvient jamais à être exprimée clairement. Mon argument est assez proche, dans son style, des critiques courantes : d'Aristote à Boghossian, on reproche au relativisme de s'auto-réfuter. Mais il se rapproche davantage d'Aristote que de Boghossian, dans la mesure où le stagirite reprochait aux relativistes de nous conduire au silence, de détruire la possibilité du langage. En termes contemporains, on dirait que les relativistes commettent une contradiction performative : ils parlent, tout en posant des thèses qui contredisent la possibilité de parler. Plus précisément, mon argument consiste à pointer chez eux une sémantique totalement absurde. 


L'argument pour le montrer est le suivant :
La thèse centrale du relativisme est l'idée qu'un même énoncé peut être vrai d'un certain point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.), et faux dans un autre point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.).
Deux possibilités se présentent à nous : 
1) il y a seulement homonymie entre l'énoncé dans le point de vue 1, et cet énoncé dans le point de vue 2. Par conséquent, la différence de valeur de vérité est parfaitement inoffensive. Un petit exemple : "Cette voiture, elle tue!" peut ne pas avoir la même valeur de vérité selon le point de vue d'un jeune, qui veut dire que cette voiture est magnifique, et le point de vue d'un adulte, qui veut dire que cette voiture a de gros défauts de sécurité.
2) il y a identité de sens entre l'énoncé dans le point de vue 1, et le point de vue 2. Dans ce cas là, les différences de valeur de vérité sont inquiétantes, et impliquent le relativisme. Un petit exemple, à nouveau : "cette voiture dépasse les 200 km/h". Si cette phrase est vraie pour un conducteur, mais n'est pas vraie pour un autre, alors il y a relativisme. 
Je résume mon propos : il n'y a relativisme que dans le cas où un énoncé garde le même sens dans différents points de vue, mais varie pourtant de valeur de vérité.

J'en viens maintenant à la sémantique. Qu'est-ce que la signification d'une phrase? On peut bien sûr se quereller pour savoir très précisément comment définir cette signification. Néanmoins, dans les grandes lignes, il y a accord. Concernant une phrase descriptive, la signification est donnée ou bien par les conditions de vérité, ou bien, si l'on est plus pragmatiste, par les conditions de vérification (les conditions d'usage étant ici les conditions de vérification).
Or, comment le relativiste peut-il faire pour adopter ces platitudes sémantiques? Il est obligé de soutenir qu'une phrase peut garder les mêmes conditions de vérité, ou les mêmes protocoles de vérification, et néanmoins avoir des valeurs de vérité différentes selon le point de vue, le paradigme, la culture, etc. Mais comment une telle chose est-elle possible? Comment pourrait-on mener exactement la même enquête, et obtenir des résultats différents? C'est absolument incompréhensible, sauf si on tire une conclusion radicale : chaque divergence sur la valeur de vérité implique plusieurs mondes. On ne peut pas se contenter de parler comme Kuhn des paradigmes, ou comme Foucault des épistémé, car ces auteurs expliquent que les divergences entre paradigmes sont des divergences sur le type d'énoncés acceptés, sur le type d'enquête possible, sur les concepts qui ont cours ou ne sont pas utilisés. Autrement dit, les paradigmes et les épistémé créent des différences sur le sens des énoncés, et non pas seulement sur leur valeur de vérité. C'est pourquoi cette divergence de valeur de vérité n'a rien d'inquiétant, comme je l'ai expliqué ci-dessus. Donc, il faut aller plus loin pour soutenir le relativisme, il faut soutenir que deux personnes en désaccord vivent dans des mondes différents (ce que Kuhn soutient aussi dans son livre La structure des révolutions scientifiques). Sinon, on ne voit pas comment le même protocole mènerait à des résultats différents.
Or, évidemment, cette conclusion radicale échoue comme les autres. Car si deux individus vivent dans des mondes différents, alors la signification de leurs phrases ne peut pas être la même. Un protocole d'enquête relatif au monde 1 n'est pas la même chose qu'un protocole d'enquête relatif au monde 2. Il peut y avoir une analogie, mais pas une identité. Du coup, encore une fois, le relativisme perd ce dont il avait besoin, à savoir que l'énoncé "relativiste" ait le même sens dans les deux mondes. 
Pourrait-on maintenant aller contre le bon sens? Pourrait-on soutenir que, même au sein d'un seul monde, un même énoncé, ayant même sens, pourrait avoir des valeurs de vérité divergentes? Je ne vois pas comment cela pourrait être possible. Le sens donne des conditions à satisfaire pour qu'une phrase soit vraie. Le monde n'étant que dans un seul état à la fois, soit il satisfait ces conditions, soit il ne les satisfait pas. Il n'y a pas d'échappatoire. 


Conclusion : le relativisme implique une sémantique incohérente, dans laquelle un énoncé ayant un sens donné a des valeurs de vérité différentes. Evidemment, c'est beaucoup trop absurde pour avoir jamais été défendu par qui que ce soit. Le relativisme est une doctrine absurde, un bavardage sans signification.
De fait, les philosophes catalogués comme relativistes défendent une thèse plutôt inoffensive, selon laquelle certains énoncés changent de sens selon les cultures, les époques, les paradigmes, etc. Il n'y a rien là de mystérieux, si ce n'est que notre vigilance est souvent trompée par l'homonymie.
Mais il est vrai que parfois, nous avons tendance à dire qu'il y a les vraies méthodes, ou les vrais concepts scientifiques. C'est là une affirmation tout aussi étrange que le relativisme. Et c'est là que les auteurs catalogués relativistes deviennent intéressants. Car s'il y a les vrais concepts, les vrais méthodes, cela revient à dire qu'il y a un vrai sens des mots et des phrases. C'est un non-sens. Le sens donne les conditions de vérité, mais il est absurde de dire que le sens pourrait être vrai ou faux. Autrement dit, notre choix du sens des mots et des phrases (autrement dit, le choix des méthodes et des concepts scientifiques) relève de considérations pratiques mais pas théoriques. C'est parce qu'ils sont bons et commodes qu'on choisit des concepts, pas parce qu'ils sont vrais. Un concept donne les conditions du vrai et du faux, il n'est lui-même ni vrai ni faux. Mais il peut être bon ou mauvais.
Ceci dit il est exclu de faire jouer n'importe quelle considération pratique. Si on voulait faire jouer des considérations morales, religieuses, techniques, pour construire les concepts scientifiques, ce serait désastreux. Les considérations pratiques appropriées sont toutes celles qui relèvent des valeurs épistémiques : fécondité, capacité prédictive, cohérence, simplicité, force explicative, etc. 
Est-ce que cela nous fait replonger dans ce que nous craignons dans le relativisme, à savoir l'arbitraire? Bien sûr que non. Cela signifie simplement que les questions épistémologiques ne sont pas des questions scientifiques. Les valeurs scientifiques nous guident dans la construction de nos théories, et les théories une fois construites sont vérifiées (ou réfutées). Ce sont les théories qui sont vraies ou fausses, pas les constructions. Une construction, elle, est solide ou fragile, seulement. On peut admettre cela sans remettre en cause la valeur de la science!

5 commentaires:

  1. Ton argument repose en fait entièrement sur l'idée que le sens d'une proposition est sa méthode de vérification.
    Dans ce cas, en effet, si nos méthodes de vérification diffèrent, alors nos propositions n'ont pas le même sens et il n'y a pas de relativisme, comme tu le remarques justement.
    Et si nos méthodes de vérification ne diffèrent pas, alors nos propositions ont le même sens et il n'y a pas non plus de relativisme.
    CQFD !

    Mais ton argument repose sur une base étroite : la théorie de la signification que j'ai décrite précédemment, qui n'est pas une platitude, qui est critiquable et a été critiquée abondamment.



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  2. Ce qui a été critiqué (par exemple par Putnam, dans Raison, vérité et histoire), c'est l'idée que toutes les phrases du langage, sans exception, auraient leur signification déterminée par leurs conditions de vérification. Putnam fait remarquer que cette thèse s'auto-réfute si elle est généralisée, puisque, bien sûr, une thèse sémantique ne peut pas être vérifiée comme une phrase empirique ordinaire. Mais ce n'est pas la théorie de la signification en termes de conditions de vérification qui est critiquée en tant que telle, mais seulement sa généralisation. Pour les phrases empiriques ordinaires, je n'ai jamais lu nulle part de contestation sérieuse.
    Ce que l'on trouve donc, ce sont des discussions entre réalistes et anti-réalistes, les premiers étant attachés aux conditions de vérité, qui peuvent être fixées absolument, alors que les seconds sont attachés aux conditions de vérification, qui elles dépendent de notre niveau de connaissance, de notre développement technologique, de nos méthodes, etc. On pourrait aussi évoquer la différence entre conditions de vérification, et condition d'assertabilité. J'ai dit que je restais neutre sur ce débat, parce qu'il n'a pas de conséquence sur le sujet du relativisme.

    Si je résume, tu pourrais me reprocher de ne réfuter que le relativisme des phrases empiriques. Cela me paraît déjà énorme. Reste le relativisme des phrases analytiques. Quelle sémantique pour les phrases analytiques? Les théories sémantiques habituelles sont ici désespérantes de nullité (une phrase est analytique si elle est vraie dans tous les mondes possibles). Et les considérations de Wittgenstein (notamment dans De la Certitude) et de ses suiveurs ne permettent pas vraiment de déterminer si un relativisme portant sur les énoncés analytiques est possible. Ces énoncés semblent trop solides pour qu'on puisse imaginer des sociétés les refusant, ou en admettant des différents. Donc, faute de représentation même vague de ce que signifierait un tel relativisme, autant ne pas en parler.

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    1. La sémantique vériconditionnelle standard se trouve dans Signification et nécessité de Carnap. On a souvent catalogué cette conception comme "descriptiviste", car pour elle, les noms propres, les termes généraux et les phrases ont un sens qui donne une description de la référence, et qui permet ainsi d'établir dans chaque monde possible ("description d'état" pour Carnap) la ou les entités qui satisfont cette description.
      Le descriptivisme a été abondamment critiqué. La critique la plus célèbre est celle de Kripke avec sa théorie de la désignation rigide des noms propres (il faudrait mentionner aussi Putnam et Kaplan). Mais :
      1) personne n'a jamais proposé de théorie de la désignation rigide des énoncés, car cela n'a aucun sens. Les énoncés doivent avoir des conditions d'évaluation, conditions que l'on peut confronter à chacun des mondes possibles pour savoir si ces énoncés deviennent vrais ou faux. Un énoncé qui désignerait rigidement le vrai, ou le faux, est un énoncé tautologique ou contradictoire.
      2) le relativisme a besoin d'une sémantique à plusieurs dimensions, car il soutient que la vérité d'un énoncé varie selon le paradigme, le point de vue, etc. Autrement dit, le relativisme est un cas exemplaire d'approche vériconditionnelle de la signification. Sauf que les relativistes masquent ce fait, et font comme si la signification ne donnait pas les conditions de vérité, de façon à faire jouer ce rôle aux paradigmes ou aux points de vue. Mais on ne voit pas du tout ce qui autorise ce tour de passe-passe lexicologique. Que reste-t-il de la notion de signification si elle ne donne plus des conditions de vérité? Une image mentale? Ce n'est pas convaincant. Et qu'est-ce qui autorise le relativisme à rétablir une sémantique vériconditionnelle en remplaçant la signification par les notions de paradigme ou de point de vue? Rien. D'ailleurs, en faisant cela, on n'arrive pas encore à une thèse relativiste, mais juste à l'idée que la vérité d'une phrase dépend de son sens, ce qui est une platitude. Le relativisme a besoin d'une thèse plus forte selon laquelle une phrase ayant les mêmes conditions de vérité peut avoir deux valeurs de vérité différente. C'est une contradiction directe et massive qu'aucun relativiste n'est prêt à soutenir. Ce serait comme soutenir qu'une même fonction peut avoir deux valeurs pour le même argument. Si 1+1 = 2 et 1+1 = 3, autant tout de suite arrêter les mathématiques.

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  3. Ta critique du relativisme descriptif me semble correcte, évidente, intuitive.
    Personnellement ce que je voudrais savoir c'est si on peut l'étendre à la philosophie, aux propositions philosophiques, plus exactement aux prises de positions sur l’existence. Le pessimiste dit : "la vie est dure", "la vie est horrible" (cf. Bittersweet symphony de The verve par ex.), "la vie est laide", "la vie oscille entre la souffrance et l'ennui" (Schopenhauer). L'optimiste dit : "la vie est belle", "vivre est une fête", "vivre est un plaisir".
    Voilà à mon avis le genre de sujet sur lequel il faut exercer sa sagacité. De telles phrases peuvent-elles vraies ou fausses ? Vraies en même temps bien qu'incompatibles entre elles ? etc.

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  4. Il me semble qu'il est devenu assez consensuel de distinguer le descriptif et l'expressif (sans d'ailleurs prétendre que toute phrase tombe soit dans l'une, soit dans l'autre catégorie). Et il me semble aussi consensuel d'admettre qu'on ne peut pas toujours se fier à la forme apparente d'une phrase pour déterminer si elle est descriptive ou expressive. Si je dis que cette musique de The verve est très réussie, j'exprime mon goût pour elle, mais je ne la décrit pas, et je ne décrit pas non plus mon état mental intérieur.
    La question est alors de savoir dans quelle catégorie tombent les prises de position sur la valeur de la vie. Les raisons de soutenir qu'elles sont descriptives sont très faibles. Certes, chacun argumente sa position en décrivant des faits : les pessimistes parlent de la maladie, de la mort, de la séparation ; les optimistes parlent de l'amour, des plaisirs esthétiques et des satisfactions intellectuelles. Le problème, c'est que les deux camps ont exactement les mêmes faits sous les yeux, pourtant, ils en tirent des jugements face à la vie très différents. Je trouve que c'est un indice assez fort que ces jugements sont déconnectés des faits qui les soutiennent ou les contredisent. Tout se passe plutôt comme si ces jugements sur la vie nous rendaient davantage sensibles à certains faits qu'à d'autres, mais on ne peut pas dire qu'ils sont issus d'une forme de raisonnement sur ces faits. Bref, ces jugements sont une tonalité affective, comme lorsque l'on dit que l'on voit tout en noir, ou en rose. Ils sont de nature affective, pas cognitive.
    Il resterait à expliquer pourquoi ces sentiments, ces humeurs, arrivent malgré tout à produire en nous des jugements qui ont l'air factuels, et nous poussent à regarder certains faits plutôt que d'autres. Je crois qu'il faut ici faire appel à un dispositif psychologique, assez facile à expérimenter. Dès que nous sommes tristes, nous sommes assaillis de pensées qui ont l'air de jugements factuels (ma vie est un échec, les autres sont méchants, ma vie n'a aucun sens, etc.), mais qui n'en sont pas vraiment, car nous n'avons pas de mal à les voir comme franchement fausses, et nous perdons quasiment la capacité de penser à elles, dès que nous redevenons un peu plus heureux.

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