dimanche 2 novembre 2014

Est-il immoral de laisser mourir un homme parce que le soigner coûterait trop cher?

Je pense que le titre de cet article pose clairement le problème. Il est aujourd'hui courant d'entendre dire que la santé coûte cher, et que les actifs bien portants qui cotisent pour les malades et les vieux ne pourront pas financer indéfiniment tous les soins que ceux-ci demandent. Bref, pour le dire de manière plus cynique, les cotisants préfèrent laisser mourir certains malades, si les soigner coûte bien trop cher. Cela pose donc la question du coût de la vie humaine : à partir de quel niveau de dépense faire vivre quelqu'un n'est-il pas souhaitable? Poser cette question n'est-il pas profondément immoral? Doit-on plutôt considérer que la vie humaine n'a pas de prix, et qu'il faut donc refuser absolument de quantifier sa valeur économique? Il faudrait donc tout faire pour maintenir les hommes en vie, sans jamais regarder à la dépense.

Tout d'abord, je voudrais arbitrairement exclure l'utilitarisme (ou toute autre forme de conséquentialisme) de la discussion, pour la raison que celui-ci est capable de résoudre très facilement un tel dilemme. Pour lui, il suffit d'évaluer la perte d'utilité subie par les cotisants, et la rapporter au gain d'utilité obtenu par les malades soignés. Si le résultat est positif, alors il faut soigner ces personnes. Par contre, si le résultat est négatif, alors il faut les laisser mourir. Le problème est seulement que, comme très souvent avec l'utilitarisme, la grande simplicité de principe va avec une complexité délirante s'il faut mettre en œuvre réellement cette mesure. L'idée de quantifier l'utilité gagnée en obtenant une période de vie supplémentaire est déjà loin d'être évidente, celle de faire une mesure contrefactuelle du gain d'utilité des cotisants si on n'avait pas prélevé cet argent paraît quant à elle invraisemblable.
Je préfère donc m'en tenir à une approche moins efficace sur le plan des principes, mais un peu plus vraisemblable sur le plan pratique. Elle a également l'avantage de susciter une discussion avec des arguments contradictoires. Cette approche est déontologique, ou kantienne.

L'approche kantienne, prise à la lettre, fait mention des nombreuses citations de Kant dans lesquelles celui-ci dit que la personne, en tant que sujet moral, a une dignité, et non pas un prix. Un prix est pour Kant une valeur relative, quelque chose qui n'a de valeur que relativement à une autre fin. Alors que les personnes, elles, ont une dignité, à savoir une valeur absolue, une valeur prise en elle-même, et indépendamment de tout intérêt, de tout but qu'on pourrait avoir en entrant en rapport avec des personnes. 
Kant précise d'ailleurs qu'on peut avoir des intérêts empiriques à interagir avec d'autres, mais qu'il faut quand même, en même temps, respecter la dignité des personnes, donc ne pas attenter à leur liberté, leur intégrité physique, etc. On peut donc faire affaire, commercer, marchander, entrer en concurrence, écraser la concurrence, etc. tant qu'on le fait en respectant des lois que toute la société admet publiquement. 
Il semble que, de ceci, on doit conclure qu'il est immoral de laisser mourir des personnes pour des raisons d'argent. Car cela revient à ne pas porter assistance aux autres en souffrance, voire même à provoquer activement leur mort pour ne pas avoir à les soigner. On met donc en balance un gain en terme d'argent, donc un gain de valeur relative, et la suppression d'un agent moral, donc une perte de dignité. On supprime quelque chose qui a une valeur absolue, pour obtenir un gain de valeur relative. C'est la définition même de l'immoralité : privilégier des intérêts empiriques, égoïstes, au respect du sujet moral et de la loi morale.

Pourtant, l'approche déontologique ne s'arrête pas là. Car la dignité des personnes implique aussi leur égale dignité, le fait qu'aucune personne ne doit être favorisée par rapport aux autres. Or, ne serait-ce pas ce qui se passe quand on sacrifie une grande part des intérêts des membres d'une communauté, pour donner un avantage à une personne malade? En effet, pour que l’État traite les individus de manière (à peu près) égale, il faut que chacun reçoive (à peu près) autant de ressources que les autres. A la limite, on peut moduler ces aides, en fonction de critères comme la pauvreté, la santé, le niveau d'éducation, un handicap, etc. L'Etat-Providence, en faisant cela, cherche ainsi à maintenir une certaine égalité des conditions, en plus d'une égalité devant la loi. Par contre, au-delà d'un certain seuil, il semble que l'on déborde les exigences d'égalité, et que l'on entre dans une forme de favoritisme, ou de parasitage de la part de certains individus, aux dépends de tous les autres. Certes, il s'agit d'aider des personnes malades, donc ce n'est pas une situation enviée : personne ne veut attraper un cancer ou devenir diabétique pour profiter des effets de la redistribution étatique! Pourtant, même s'il s'agit d'une situation peu enviable, cela justifie-t-il de saigner des individus pour en aider d'autres?
Toutes ces considérations restent informelles. Il faut leur donner une tournure plus précise. Il s'agit d'exprimer l'idée qu'un certain niveau de redistribution est compatible avec l'égalité des individus, mais qu'un autre niveau ne l'est plus, et revient à ne pas respecter cette égalité, en donnant un avantage injustifié aux personnes en difficulté. Il existe bien un tel argument. Le voici : 
Chacun a un droit égal à mener sa vie tel qu'il l'entend. En société, avoir la possibilité de mener une vie commune pacifiée, de recevoir une éducation suffisante pour prendre part à la culture, de rester en bonne santé, tout ceci suppose des services publics, généralement assurés par l’État qui prélève des impôts (je ne justifie pas l’État, ici, mais seulement la nécessité d'une cotisation pour faire fonctionner ces services publics). Autrement dit, un niveau suffisamment élevé d'impôt est la condition nécessaire pour mener sa vie comme on le souhaite. Sans impôt, une grande partie des individus n'aurait pas la moindre chance de vivre correctement (une petite hospitalisation nous ruinerait, payer des profs six heures par jour à son enfant est impossible à quelqu'un qui ne travaille que sept heures, etc.) Par contre, si le niveau d'impôt est tellement élevé qu'il entrave les possibilités de mener une vie bonne, et que cet impôt est distribué de manière inégale, alors cet impôt est injuste. Je précise bien que l'impôt doit être réparti de manière inégale, car on peut imaginer des sociétés très violentes, dans laquelle les dépenses de police et de justice seraient énormes, et empêcheraient donc les individus de dépenser leur argent de manière plus intéressante. Dans ce genre de société, aucune injustice n'est commise, puisque l'argent est réparti équitablement. Il ne suffit donc pas d'entraver les projets personnels pour être injuste, il faut aussi une distribution inégale. 
Ainsi, j'en conclus qu'un impôt devient injuste s'il oblige, pour soigner quelqu'un, à faire payer les individus à tel point qu'ils doivent renoncer à leurs projets de vie. Ce critère n'est pas évident à appliquer. Quelqu'un peut très bien affirmer que les cent euros annuels d'augmentation d'impôt remettent gravement en question son existence personnelle. On ne pourra pas réfuter ses propos par une démonstration incontestable. Néanmoins, d'un point de vue social, collectif, nous avons une idée approximative et suffisante du niveau d'impôt qui commencerait à remettre en cause sérieusement notre bien-être personnel. Une hausse d'impôt est légitime pour sauver des existences humaines si elle ne remet en cause notre bien-être qu'à la marge. Elle devient illégitime si le coût social des soins apportés aux malades remet en cause gravement la vie des personnes en bonne santé.
Bref, c'est la possibilité de continuer à vivre de manière satisfaisante qui sert de critère pour fixer la limite du prix de la vie humaine. On peut attendre d'un parent qu'il se saigne pour un membre de sa famille, mais on ne peut pas attendre de la société qu'elle en fasse autant pour chacun de ses membres. La société a un devoir de solidarité, pas de sacrifice. J'insiste sur la différence avec l'utilitarisme : il ne s'agit pas de quantifier le désavantage subie par les cotisants. Il s'agit seulement que personne n'ait le devoir de sacrifier la possibilité d'une vie heureuse afin de sauver la vie d'un autre. Mon argument se résume donc à ceci : il faut tout faire pour aider les autres, tant que personne n'a le devoir de se sacrifier pour eux. Alors que l'utilitarisme n'a pas d'objection de principe contre le sacrifice, du moment qu'il est bénéfique au plus grand nombre.

Ainsi, l'appel à la dignité humaine, à la valeur illimitée de la personne, ne suffit pas à fonder un devoir absolu d'assistance aux personnes malades. Car l'exigence d'égalité de traitement implique que les membres d'une société n'aient pas à se sacrifier pour en aider un autre. Ils ont le devoir d'aider raisonnablement, pas davantage.
Pour dire un mot de la situation actuelle, il semble évident que les dépenses de santé sont loin de remettre en cause fondamentalement la capacité de mener sa vie comment on l'entend. Les cotisations sociales sont élevées, mais pas au point de nous ruiner. Nous n'avons pas encore atteint le seuil critique qui fixe le prix d'une vie humaine. Les inquiétudes actuelles concernent le fait que les cotisations sont en hausse rapide, et non pas qu'elles sont trop hautes, en valeur absolue. 

6 commentaires:

  1. Donc finalement, d'après toi, on peut laisser mourir les gens si leur venir en aide empêcherait les autres de mener une "vie bonne".
    C'est plutôt léger de mettre ainsi en balance la "vie bonne" des et la pure et simple survie des autres.
    On pourrait imaginer une situation avec un dialogue du type : "je pourrais sauver ta vie en payant la rançon qu'exigent tes ravisseurs, mais cela affecterait (beaucoup ? peu ?) mon projet de vie, donc c'est à bon droit que je te laisse à une mort certaine"

    Tu te contentes de formuler une vague distinction entre l'aide et le sacrifice. Mais des libertariens comme Nozick font un usage très large de la notion de sacrifice : quelle définition précise donneras-tu pour leur répondre ?

    Ou encore, un libertarien pourrait être d'accord avec toi, mais dire que c'est aux gens de juger ce qu'est pour eux un sacrifice.
    Pas de prélèvements obligatoires dans ce cas.

    D'ailleurs, à ce sujet, à mon avis justifier les prélèvements obligatoires, c'est ipso facto, justifier l’État. Un État, essentiellement, c'est un système de prélèvements obligatoires. Cela mériterait certes de plus amples développements.

    Je ne ne nie pas qu'il s'agisse d'un problème moral assez effroyable, et qui n'admet peut-être pas du tout de réponse.

    Il existe une meilleure vue du problème, à mon avis, c'est celle de Dworkin, dont je t'ai déjà parlé : le montant des cotisations est fonction des assurances que prennent les gens sous voile d'ignorance. C'est le principe "luck egalitarianism".

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  2. Ce qui est essentiel à l'argumentation, ce n'est pas de fixer moi-même un seuil qui délimiterait l'assistance et le sacrifice. Selon moi, ce seuil doit être fixé démocratiquement, et je ne fais que donner les termes de la discussion. C'est à la société de dire ce qu'elle estime compatible avec le respect des droits de chacun. Il me paraît évident que personne n'accepterait de "pacte social" s'il était lâchement abandonné au moindre moment de faiblesse, mais que personne n'accepterait non plus de supporter le risque permanent d'être dévalisé pour soigner de graves maladies. La recherche du compromis entre les deux extrêmes est donc l'enjeu politique.

    J'avoue que je ne comprends pas trop le charme que peut exercer sur toi ce type de formulations. Je trouve bien sûr que la différence entre choix et hasard est moralement pertinente. On ne peut pas soutenir de la même façon quelqu'un qui est victime d'un accident, et quelqu'un qui s'est intentionnellement nui à lui-même.
    Par contre, parler de montant des assurances que les individus prendraient sous voile d'ignorance, c'est revenir à un niveau de flou encore plus élevé que ma distinction entre aide et sacrifice, puisqu'on ne dit plus du tout dans quels termes les individus fixeront ce niveau d'assurance. On noie sous un baratin d'économistes l'aveu qu'on laisse aux individus le travail de résoudre le problème discuté! Du coup, je te renvoie ta propre question : quelle réponse précise? A combien les individus sous voile d'ignorance fixeront le niveau des cotisations? Le premier pas sera de faire ce que je propose, à savoir fixer un seuil délimitant ce qui est nécessaire pour vivre dignement, et ce qui relève du confort non nécessaire. Et les cotisations seront fixées de sorte que l'on ne franchisse pas ce seuil du nécessaire.

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  3. "Fixé démocratiquement" est un autre mot pour dire qu'une majorité d'individu électeurs ou leurs mandataires plus ou moins désintéressés doivent décider pour tout le monde ! La société ne dit rien du tout.
    C'est vraiment trop facile de se défausser sur "la société", "la démocratie", la politique". En fait, démocratie ou pas, ce sont les bureaucrates qui fixent les seuils, seuls dans leur bureau, au nom du peuple, de la société et de la démocratie.

    Pour un libertarien, cette façon d'en appeler aux bureaucrates est une façon de priver les gens d'un pouvoir qu'ils ont sur eux-mêmes, celui de définir ce qu'est un sacrifice pour eux, ce qu'est "vivre de manière satisfaisante", c'est qu'est "vivre dignement", ce qu'est le confort. Es-tu prêt à ce qu'on t'impose une conception du "confort non nécessaire" ? Es-tu prêt à ce qu'un bureaucrate prédéfinisse la nature des "projets de vie" que tu peux choisir ?

    La théorie de Dworkin répond assez efficacement à ce genre d'objection : elle justifie de manière claire, rationnelle (et individualiste) les prélèvements obligatoires en empruntant à Rawls un certain schéma d'argumentation. Tes remarques, elles, ne suffisent pas.

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  4. Je suis d'accord avec toi, dans l'absolu. Par contre, relativement au débat en cours, ton propos ne me convient pas. On peut te comprendre de deux manières :
    1) les appels au choix démocratique sont trompeurs, car notre société n'est pas réellement démocratiques, et ce sont quelques bureaucrates qui prendront les décisions. Je veux bien admettre cela, mais ce n'est pas du tout la question. D'ailleurs, qu'un petit philosophe solitaire comme moi puisse fixer lui-même un seuil, au lieu de déléguer cette tâche à sa société, n'est pas de nature à changer cet état de fait. Le philosophe n'instaure pas la démocratie réelle du seul fait de donner son opinion!
    2) Tu peux signifier qu'il vaut mieux garder des standards arbitrairement élevés (soigner tous les patients sans compter) plutôt que de chercher de meilleurs standards, mais qui nous mettraient à la merci de décisions politiques douteuses. Je suis sensible à cet argument. Quand on ne sait pas trop ce qui est bon, mieux vaut en faire un peu plus qu'un peu moins. Cependant, il faut aussi dire que ce contrôle des bureaucrates sur nos vies me gêne moins qu'il a l'air de te gêner. Après tout, tant que je suis fort et indépendant, que je n'ai pas besoin des services de ma société, il est normal que ces bureaucrates ne se mêlent pas de ma vie. Mais quand je suis faible, dépendant, et que j'ai besoin d'eux, il est normal que je ne sois pas le seul à fixer ce qu'ils me doivent. Sinon, bien entendu, je vais faire monter le niveau d'exigence! De même que quand je vais chez un ami, ce n'est pas moi qui fixe le menu des repas ni la chambre où je dors, de même, quand j'ai besoin de la société pour vivre, il est normal que ce soit la société plutôt que moi qui décide jusqu'où elle est prête à m'aider.

    Je ne conteste pas la légitimité des prélèvements obligatoires, mon questionnement porte sur le niveau précis de ces prélèvements, relativement à la question des soins aux personnes gravement malades. Tu disais qu'il fallait demander à l'agent rationnel en situation de voile d'ignorance. Que choisit-il, du coup?

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    1. Reprenons. A mon avis, ton propos se résume à faire état d'une contradiction insoluble, et à se défausser sur le bon peuple pour couper le noeud.

      D'un côté, tu poses que les gens ont une dignité, pas un prix, etc. et qu'il faut éviter de les laisser mourir autant qu'on peut, même si cela suppose de prendre aux autres leurs ressources pour ce faire. (1)

      D'un autre côté, tu poses que les gens ont des "projets de vie" également respectables et que le "bon impôt" est celui qui n'empêche pas les gens de poursuivre leur projet de vie (2).

      Tu ne vois pas la contradiction ? Si je suis libertarien, j'adhère totalement à (2), et cela entraîne que je rejette (1). Soit je suis juge de la définition de mon projet de vie, soit ce n'est pas le cas.

      Si on prélève le tiers de mon revenu sans me demander mon avis pour financer des soins palliatifs, c'est qu'on estime qu'il y a quelque chose de plus important que la réalisation de mon petit projet de vie. On adhère alors à 1 et on rejette 2.


      Si j'adhère à des idéaux de solidarités très exigeants, j'adhère à (1), ce qui me donne une raison de rejeter (2).

      Mais toi, il me semble, tu admets les deux thèses en même temps et, en guise de solution, tu proclames que le bon peuple lèvera par son souverain décret cette contradiction dans laquelle tu t'es toi même embourbé !

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  5. Il faut de toute façon trouver un principe qui soit capable d'autre chose que d'un tout ou rien. Un principe qui interdit l'impôt est insatisfaisant, un autre qui impliquerait des dépenses illimitées pour les personnes malades serait aussi satisfaisant.
    J'avoue ne pas connaître un principe unique permettant de fixer en même temps un plancher et un plafond. Je fais donc jouer deux principes, et c'est vrai que c'est théoriquement décevant. Par contre, le fait qu'il faille une intervention démocratique pour savoir où placer précisément le taux d'impôt ne me gêne pas. J'ai fixé des bornes, et le qu'il reste une marge de manoeuvre aux citoyens pour fixer le taux entre ces bornes ne semble pas bien gênant.

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