samedi 8 novembre 2014

La normativité immanente aux pratiques

Le thème est très à la mode, et génère des volumes énormes de discussions, souvent intéressantes, mais qui reposent sur des fondements si fragiles qu'on se demande bien pourquoi certains se lancent dans de tels travaux, sans avoir clarifié un peu ces fondements. Je me propose ici de montrer qu'il y a une erreur de principe dans l'idée de normativité immanente, qui rend caduque par avance un certain nombre de travaux philosophiques contemporains. Je m'excuse par avance de l'immodestie qui me permet d'exécuter en quelques lignes tant de travaux brillants. 


Quelle est donc la grande thèse relative à la normativité immanente des pratiques? Cette thèse défend l'idée que la normativité ne doit pas être réduite aux activités explicitement normatives. Par là, il faut entendre les activités consistant à justifier des pratiques en donnant des raisons, ou bien à les condamner, les critiquer, à donner des excuses, etc. Bref, la normativité au sens courant concerne toutes les activités où nous faisons appel, par le discours, à des normes. Et ces normes viennent donner des raisons d'agir, imposent des obligations, des interdictions, etc. Pour le dire d'une manière peut-être plus traditionnelle en philosophie, la normativité est relative au devoir-être, au juste et à l'injuste, et à toutes les réflexions qui portent sur la justice de nos pratiques. 
Ceci implique une transcendance des normes par rapport aux pratiques, puisque nous avons besoin de faire appel à des normes qui ne sont pas simplement la description des pratiques en cours, afin de juger et critiquer la valeur de ces pratiques. La pratique est le fait, la norme est le droit; le fait est distinct du droit, et est jugé au moyen du droit. Si le droit était immanent au fait, jamais il ne pourrait avoir de fonction critique, car il serait toujours identique au fait.
Enfin, c'est seulement par le discours que nous pouvons exposer le contenu des normes, et ainsi vérifier la conformité de nos pratiques par rapport à elles. En cela, comme le disait déjà Aristote dans les Politiques, il y a un lien très fort entre usage de la parole, et interrogations politiques sur le juste et l'injuste. Mais on peut aller plus loin et dire brièvement pourquoi. Le langage utilise toujours des notions générales, des concepts. Or, un concept, par définition, est distinct des entités qui en sont des instanciations. En vertu de son caractère ouvert, ou infini, le concept peut s'appliquer à un nombre indéfini d'objets, qui sont différents et pourtant qui appartiennent tous à l'ensemble défini par ce concept. Ainsi, dès lors que l'on apprend à utiliser des concepts, on apprend à généraliser, à porter une réflexion critique sur les choses. Cette chose est-elle de telle sorte, ou de telle autre? Satisfait-elle les critères pour appartenir à telle espèce, ou ne satisfait-elle pas ces critères? Cette démarche réflexive d'application des concepts ne se différencie pas fondamentalement de celle qui consiste à s'interroger sur la justice des situations. Que l'on parle des tables ou des situations justes, nous arrivons à partir de quelques exemples à nous former un concept de table ou de justice, puis nous appliquons ce concept à de nouvelles situations pour savoir si ces situations satisfont les critères contenus dans les concepts que nous avons élaborés. La différence du fait et du droit, on la retrouve donc aussi bien dans la différence entre le concept de table et les tables réelles, qu'entre la justice et les situations politiques réelles. Dans les deux cas, nous disposons d'un ensemble de normes, ou de critères, pour satisfaire un certain concept, puis nous nous interrogeons pour savoir si un objet ou une situation satisfait ces critères. Le concept donne le droit, alors que les entités à subsumer sont les faits. S'interroger sur la nature d'une entité, c'est donc s'interroger pour savoir si le fait correspond au droit.
Bien sûr, le concept de justice a un aspect différent du concept de table, qu'on pourrait appeler un deuxième niveau de normativité. On pourrait exprimer la différence entre ces deux niveaux ainsi:
1) les règles d'appartenance à un certain concept (les conditions nécessaires et suffisantes)
2) les règles d'actions (les impératifs techniques et moraux).
Dans le premier niveau de normativité, il s'agit seulement de penser les choses conformément à ce qu'elles sont, donc de leur appliquer le concept adéquat. Alors que dans le second niveau de normativité, il faut plutôt agir sur la réalité de façon à la faire se conformer à certains concepts. Néanmoins, malgré cette différence, l'activité normative est semblable : il s'agit toujours de percevoir la différence entre les faits et les concepts. Simplement, dans le premier cas, cette différence entre les faits et les concepts nous pousse à nous demander si nous n'avons pas un concept plus approprié, alors que dans le second cas, la différence entre les faits et les concepts nous pousse à agir pour rapprocher les faits des concepts. En bref, c'est toujours la transcendance de la norme qui sert de moteur aux activités cognitives (premier niveau de normativité) ou aux activités pratiques (second niveau de normativité).   

Après avoir montré la conception ordinaire de la normativité, qui fait référence aux pratiques discursives par lesquelles nous faisons appel à des normes pour qualifier des situations (et ainsi les critiquer, les justifier, etc.), j'en viens maintenant aux conceptions plus originales de la normativité. Elles sont issues d'un croisement théorique entre la philosophie pragmatiste (Dewey, notamment), la philosophie du langage ordinaire (Wittgenstein et Austin), la sociologie interactionniste (Goffman) et l'ethnométhodologie (Garfinkel). Son idée essentielle est de rechercher de la normativité dans les interactions de la vie quotidienne, entre individus qui ont des activités communes. Même quand ils ne parlent pas, les individus font des choses, et entrent en rapport avec les autres. Ils se saluent ou s'évitent, ils se mettent dans une file d'attente, ils patientent en attendant qu'une personne ait fini l'activité dans laquelle elle est plongée, ils donnent un coup de main à une personne âgée qui a du mal à traverser une rue, etc. Il y a d'innombrables activités dans lesquelles des normes sont immanentes, et fonctionnent sans être énoncées. Ces normes ont notamment pour fonction d'assurer la continuité du tissu social, de faire en sorte que la société soit paisible, harmonieuse, facile à vivre.
Ainsi, cette normativité, sans avoir besoin d'être exprimée, vise à préserver ou réparer le réseau de nos liens avec tous les autres, de façon à ce que chacun puisse vivre sans perdre la face, ni faire perdre la face aux autres (pour parler comme Goffman). Au lieu d'avoir à discuter, justifier, argumenter, donc passer par un recours explicite à des normes transcendantes, nos interactions obéissent à une logique immanente selon laquelle ce que nous faisons doit préserver la qualité de la vie commune. Rien n'est dit, mais tout le monde sait ce qu'il doit faire, et, en gros, sait comment il doit le faire. Il est vrai que nous n'avons pas besoin de faire appel à une norme transcendante pour comprendre dans quel contexte on peut plaisanter avec autrui, s'adresser à lui sur un ton familier, avoir une attitude relâchée ou au contraire solennelle, etc. 
Autrement dit, pour cette thèse de l'immanence des normes, c'est le simple fait de la participation aux interactions qui nous fait comprendre, inconsciemment, ce que nous devons faire. On pourrait parler d'un phénomène d'ajustement aux situations, l'ajustement étant mutuel, puisque les autres aussi réagissent à la manière dont nous agissons. Les normes ne sont pas des énoncés disant que telle ou telle chose est bonne, et que telle ou telle pratique est un moyen efficace d'obtenir ces bonnes choses. Les normes sont simplement, si on les formule de manière très générale, relatives à la bonne marche de la société. Et le contenu précis des normes n'est jamais explicité, il se découvre dans les situations, par ce jeu d'ajustement aux autres. On pourrait employer la métaphore des poids et contre-poids : de même que des enfants n'emploient pas de principe abstrait pour jouer à la balançoire, de même, dans nos interactions sociales, nous faisons contre-poids aux actions des autres de façon à fluidifier les relations, sans jamais verbaliser nos actes. 
On arrive ainsi à une thèse tout à fait remarquable, selon laquelle le niveau des normes commence à même les faits, puisqu'il y a au sein des faits des exigences relatives aux manières de réagir à eux. Nul besoin de réfléchir, l'ajustement se fait spontanément. Les normes sont immanentes aux faits. Les sources de la normativité sont sociales, pour paraphraser un livre de Roberto Frega. 


Après avoir exposé, aussi généreusement que possible cette thèse d'une normativité immanente des pratiques, je voudrais montrer ce qu'elle a de profondément insatisfaisante. Mon objection, très grossièrement, consiste à pointer une inflation terrible de la normativité, à tel point que n'importe quel phénomène dépendant d'un autre pourrait être caractérisé au moyen de cette notion de normativité immanente.
Le point est le suivant : il arrive couramment que, dans le monde vivant, un être ait besoin de s'adapter aux conditions environnantes. Si une plante est mieux éclairée, elle pousse. Si un animal trouve de la nourriture en quantités plus abondantes, il se reproduira davantage et sa descendance survivra plus facilement. Dans un banc de poissons, chacun des poissons suit très précisément le mouvement général du banc, en faisant en sorte de ne jamais percuter les autres poissons; en même temps, chaque poisson participe aussi à la direction que prend ce banc. L'exemple du banc de poissons me semble très bon, parce qu'il contient cette dimension interactive qui est propre à la société humaine : chaque poisson s'adapte à tous les autres, et en cela est réceptif et s'adapte "passivement"; et en même temps, chaque poisson agit activement et prend sa part à la décision d'aller à tel endroit. Il en est de même dans le monde social. Nous sommes tous globalement passifs, au sens où nous avons la plupart du temps à nous conformer aux situations telles qu'elles sont. Pourtant, dans chacune de nos actions, y compris les plus passives, nous participons activement à la reconduction de certaines pratiques, ou au développement de nouvelles pratiques. En bref, ce jeu entre passivité et activité, qui est le propre de l'interaction, se retrouve dans le banc de poisson d'une manière assez voisine de celle qu'on retrouve chez les hommes. 
C'est là, me semble-t-il, qu'on retrouve la faiblesse de cette thèse de la normativité. Elle prétend trouver dans la société une source de normativité. Mais en fait, elle est complètement identifiable aux approches naturalistes de la normativité. On pourrait tout à fait prouver avec les mêmes propos que les êtres vivants s'orientent dans leur milieu au moyen de normes immanentes. Chaque situation est vécue par eux comme bonne ou mauvaise, et leur action est modifiée en fonction des réponses de l'environnement. Faut-il vraiment aller jusque là? Faut-il dire que la nature est pleine de normes auxquelles réagissent de manière inconscientes les êtres vivants? Et ne pourrait-on pas aller encore plus loin, en montrant que les électrons aussi obéissent à des normes immanentes, puisque leur comportement à l'approche du noyau atomique varie en fonction de leur charge électrique? Bref, il ne faut pas faire de tout phénomène d'ajustement un cas de normativité immanente. Sinon, l'ensemble des sciences de la nature se retrouverait absorbée par un discours métaphysique voyant des normes partout. Il faut garder une différence entre loi de nature et norme. Une loi de nature est une régularité descriptive, alors qu'une norme est une règle, un modèle, un critère, ou je ne sais quoi, que suit un agent afin de parvenir à un certain but. Autrement dit, les atomes ne s'adaptent pas aux circonstances, ce sont leurs propriétés physiques qui les déterminent à avoir tel ou tel comportement dans telles circonstances. Quant aux poissons, leur adaptation est mécanique, instinctive, et n'obéit pas du tout à une norme disant qu'il faut garder le banc compact.
Venons en aux humains. Je crois qu'il n'y a rien d'infamant à admettre que bon nombre de leurs attitudes d'ajustement aux autres sont tout aussi mécaniques ou instinctives que celles des animaux. Il suffit de préciser que les humains ont la capacité, par l'éducation, d'incorporer une plus large palette de réactions que les animaux. Mais dans le fond, qu'un comportement soit inné ou acquis par l'éducation ne fait pas de différence relativement à son caractère normatif. Même un comportement acquis peut être employé de manière mécanique, sans la moindre référence à une norme. Dans le cas des hommes et des animaux, on peut bien sûr trouver, selon une lecture évolutionniste, le but vers lequel tendent ces attitudes d'ajustement. Chez les animaux comme les humains, ces attitudes visent la survie de l'espèce, et l'harmonie des relations sociales. Mais cette finalité qui sert de grille de lecture n'est pas réellement à l'oeuvre dans les comportements. Loin d'être immanente, elle est au contraire plus que transcendante, puisqu'il ne s'agit même pas d'une fin visée, mais d'une interprétation par l'observateur du comportement des agents. Là encore, cette finalité a davantage un caractère légal (au sens des lois de nature) qu'un caractère normatif. La loi de nature n'est pas une cause de la manière dont sont les choses, mais une description qui en restitue le sens. De même, la cohésion sociale n'est pas cause des comportements sociaux, mais un mode de description qui rend compte de leur sens. 
En résumé, ce que l'on prétend être une normativité immanente aux pratiques est seulement une loi sociologique dont on précise le contenu en montrant qu'elle est finalisée à l'obtention d'interactions sociales fluides et paisibles. Une loi sociologique n'est pas une norme. Tout le monde se moque passablement de l'état global des interactions sociales. Chacun ne fait que réagir mécaniquement à des situations sociales. 


Ainsi, je crois qu'il ne faut surtout pas présenter une grille de lecture unifiée des comportements humains. La distinction entre pratiques mécaniques, et activités verbales faisant appel explicitement à des normes doit être conservée. Tout n'est pas normatif en l'homme. Il y a une part naturelle, ou sociologique, qu'il convient de ne pas négliger. Dans la plupart des moments de nos vies, nous ne réagissons pas à des normes immanentes, mais bien à des faits, un peu comme des machines réagissent à des saisies de données. Nous produisons des résultats en sortie adaptées aux saisies en entrée parce que notre physiologie est "bien faite" et parce que nous avons "bien été éduqués". Mais nulle question de norme ici, il suffit seulement que les réactions soient statistiquement régulières. 
Et parfois, seulement parfois, nous entrons dans des considérations normatives. Nous nous demandons à quoi bon être poli avec les autres, à quoi bon rendre fluides et paisibles les relations sociales, à quoi bon vivre. Nous nous demandons aussi si notre pouvoir politique est juste. Ce n'est que de cette façon que nous entrons véritablement dans des questions normatives. Nous construisons des concepts, formulons des exigences, et passons le réel au crible de ces exigences. Rien à voir avec une attitude auto-ajustée.
Bref, les normes sont des constructions intellectuelles humaines, et elles n'existent que lorsque nous faisons appel à elles pour comparer, évaluer, critiquer les situations. Je veux bien admettre que des normes existent à l'état embryonnaire chez des individus qui n'ont pas encore verbalisé clairement le contenu de ces normes. J'ai souvent dit que les réflexions normatives pouvaient se contenter d'exemples. Sauf que, même si on part des exemples, l'exemple devient exemplaire et donc transcendant. De même, il nous arrive souvent d'avoir une démarche tâtonnante, par essais et erreurs, qui ne passe pas par la formulation explicite d'une norme. Néanmoins, cette démarche empirique suppose l'attente d'un résultat représenté comme différent des faits actuels, et en cela, relève aussi d'une normativité transcendante. Enfin, je veux bien admettre que les humains aient une tendance quasiment instinctive à penser, juger, critiquer, et donc à chercher des normes. Reste que cette activité humaine est une activité distincte des activités d'interactions avec les autres. 
Bref, une norme immanente est et reste une contradiction dans les termes. 

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