dimanche 30 janvier 2011

Négociation et discussion

Dans le genre très large de la communication verbale humaine, il existe un sous-genre dans lequel le but est de convaincre l'autre (ou de le persuader) de changer d'avis, et le plus souvent, de se rallier à notre propre avis. J'ai un avis, tu as un avis différent, et je souhaite que tu abandonnes ton avis, pour accepter le mien. Dans ce genre d'échanges, chacun parle à son tour, à la fois en vue de faire plier autrui, mais également afin de montrer à autrui quelle est sa position, qui évolue le long de la discussion. Ainsi, tout au long de l'échange, chacun concède quelques points, devient au contraire plus exigeant que sa position initiale, ajoute un nouvel argument à son propos, réfute les arguments d'autrui, etc. 
Or, au sein de ce genre d'échanges, on peut encore discerner deux types assez différents : le type "négociation" (ce que Apel et Habermas rangent sous le terme de "stratégie") et le type "discussion" (que Apel et Habermas nomment de même). Pour ces deux auteurs, et j'accepte évidemment ceci, l'action stratégique obéit à la logique de l'intérêt individuel : quand on négocie, on cherche à faire triompher son propre intérêt, qui n'est pas celui d'autrui, et ce, par tous les moyens que nous estimons bons (y compris, pourquoi pas, les moyens immoraux, comme les mensonges, insultes, etc.). Alors que dans la discussion, on ne cherche pas à faire triompher son intérêt individuel contre celui de l'autre, mais on cherche plutôt une position qui puisse convenir à tous, une position qui soit un intérêt commun. Lorsque l'on cherche à convaincre autrui de la vérité, il est évident que la vérité est un intérêt commun des deux parties en conflit. Donc, chacun cherche à convaincre autrui de quelque chose qui est aussi bon pour cet autre, et ne cherche pas à défendre une opinion qui ne serait bonne que pour celui qui la défend. C'est d'ailleurs pourquoi, à part si l'on est partisan du noble mensonge, on évitera d'employer des moyens immoraux lors d'une discussion. S'il s'agit de convaincre autrui pour son bien seul (puisque, par principe, celui qui défend une position est déjà convaincu de sa vérité), il serait contradictoire de lui nuire afin de faire son bien. Autrement dit, une prétendue discussion dans lequel on cherche à convaincre l'autre non pas pour lui enseigner la vérité, mais avant tout pour le plaisir d'avoir vaincu, ou pour les gains que cela rapportera, n'est pas une vraie discussion mais une négociation, dans lequel il ne serait pas absurde d'employer des moyens immoraux : après tout, c'est tout à fait compréhensible de mentir pour gagner du pouvoir sur les autres.

Deux questions se posent, qui sont malgré les apparences très liées : 
1) comment la négociation peut-elle exister, pourquoi échanger des mots, si les intérêts de chacun, et les rapports de force, sont fixés à l'avance? Pourquoi ne pas se contenter de jauger les forces de chacun, et d'en déduire un compromis en fonction de ces forces? Sur un marché, les prix se fixent ainsi : s'il y a un vendeur, et dix acheteurs, le prix monte jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un acheteur. Echanger des paroles ne changerait rien à l'affaire. Pourquoi alors, dans une négociation, échange-t-on des paroles? C'est bien pourtant ce qui arrive lorsque l'on négocie auprès d'un vendeur le prix d'un bien.
On l'aura deviné, on échange des paroles parce que cet échange modifie les rapports de force, que le but de la négociation n'est donc pas seulement de faire étalage de sa force, mais encore de l'augmenter, et de diminuer celle d'autrui. Négocier, cela signifie chercher à augmenter sa force par les mots. Et c'est pourquoi tous les moyens sont bons pour faire paraître sa force plus grande aux yeux d'autrui. On n'emploiera donc pas seulement des arguments, on cherchera aussi à jouer sur les sentiments d'autrui. On cherchera à l'apitoyer, en se plaignant de la dureté de sa situation; on cherchera à le menacer, en lui disant que l'on va mettre un terme à la négociation, ou bien en parlant de sa famille... On cherchera à l'amadouer, en lui parlant de la très longue amitié qui les unit. On emploiera peut-être le mensonge, en cachant les défauts d'une marchandise, etc. 
La négociation est donc très différente de la discussion, puisque, dans une discussion, menacer ou fondre en larmes ne font pas partie de la palette des méthodes possibles. Celui qui veut convaincre autrui ne procède pas par chantage affectif. Il cherche seulement à lui prouver, de manière argumentée, que la position  qu'il défend est la plus raisonnable, pour les deux. Dans une négociation, celui qui tire le prix vers le bas sait très bien qu'il ne fait pas le bonheur du vendeur.

2) En dehors de la recherche désintéressée de la vérité, existe-t-il un lieu pour la discussion? Notamment, la politique peut-elle faire l'objet de discussions, ou bien n'est-elle qu'un long affrontement de forces en présence, donc une négociation dans laquelle chacun exhibe sa force, avant de procéder à l'évaluation du rapport de force, par une élection? Entre gauche et droite, et entre toutes forces politiques en affrontement, cherche-t-on une position qui soit bonne pour tous (ce qui ne signifie pas une position au milieu, puisque chaque partie pense que sa position est la bonne), ou bien chaque camp cherche-t-il seulement à vaincre autant que possible? 
Entre pauvres et riches, il ne peut y avoir que négociation : transférer de l'argent vers les pauvres, cela signifie évidemment appauvrir les riches. Par contre, un parti politique pourrait montrer que la redistribution s'accompagnera de bénéfices plus grands, y compris pour les riches, donc que la redistribution est bonne pous tous. Ce faisant, il entrerait dans la discussion (j'ai ici décrit un argument plutôt de gauche, un argument de droite dirait qu'il faut diminuer la redistribution, car l'enrichissement des riches aura des retombées auprès des pauvres, en leur donnant du travail par exemple). 
On tient donc notre réponse à la question : il y a bien des discussions en politique, chaque fois que le but de l'échange n'est pas de faire triompher ses intérêts (le pauvre veut de l'argent, le riche veut plus d'argent), mais de montrer ce qui est l'intérêt de tous (nous serons collectivement plus riches, si etc.).

J'ai signalé que les deux questions, celle de l'existence de la négociation, et celle de l'existence de la discussion, étaient liées, il me faut maintenant donner la raison. La raison est la suivante : malgré le caractère évident de la distinction, il est, dans les faits, très difficile de savoir quel est le type d'échange auquel se livrent les protagonistes. La distinction, claire en principe, est confuse en réalité. Mais elle est confuse pour une raison de principe très claire. Cette raison est que la négociation va toujours chercher à se faire passer pour une discussion. On ne négocie jamais en disant que tout ce que l'on fait n'est bon que pour nous. Même en négociant, on cherche à faire croire à autrui que son bien à lui est de baisser ses exigences. C'est, je le concède, assez peu visible dans une négociation commerciale. Mais ce n'est pas complètement inexistant : quand un acheteur veut faire baisser les prix, le vendeur pourra se défendre en disant quelque chose comme "veux-tu ma mort?" signifiant par là que la disparition du vendeur serait aussi une perte pour l'acheteur. On touche ici, d'ailleurs, aux questions liées au commerce équitable. Par contre, c'est manifeste dans toutes les fausses discussions politiques, justement parce qu'on les prend pour des discussions : en manipulant les chiffres, en faisant des discours en apparence très spécialisés, on se fait passer pour quelqu'un de compétent, donc pour quelqu'un capable d'améliorer la situation de tous, alors que l'on ne vise que notre accession personnelle au pouvoir. 

Néanmoins, à la différence d'Apel et de Habermas, je ne tiendrais pas la discussion pour éthique, alors que la négociation serait seulement instrumentale, ou immorale. Ce qui me paraît le mieux distinguer les deux formes d'échange réside moins dans l'intention des protagonistes ("je veux le bien de tous" contre "je veux seulement mon propre bien") que les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Mentir, jouer sur les sentiments, faire peur, appartiennent clairement à la négociation. La discussion, elle, a moins d'outils, elle se limite à l'échange d'arguments. On peut résumer cette différence par les notions de persuasion, et de conviction. La persuasion emploie tous les moyens envisageables. La conviction s'en tient à l'argumentation. 

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