lundi 10 janvier 2011

Éloge de l'échec

Je voudrais ici poursuivre une réflexion sur la possibilité d'utiliser des concepts indépendamment du langage, des concepts qui règleraient non pas des discours, mais des pratiques. Il a été dit (dans mon article sur les activités privées) qu'il y a concept dès lors qu'il y a, dans une activité, la possibilité de réussir ou d'échouer, et que le concept est justement ce qui permet d'évaluer la réussite ou l'échec. On peut donc identifier le concept à une règle, ou bien une norme, déterminant pour une action quelconque, si cette action est réussie ou est un échec. Autrement dit, les concepts sont, en général, des fonctions de réussite, qui assignent à n'importe quelle action la valeur réussite ou la valeur échec.

Ceci dit, j'avais affirmé de manière assez brutale qu'il n'est pas nécessaire d'entrer en rapport avec d'autres personnes pour maîtriser des concepts, mais que le seul rapport à la nature suffit. Pour qu'il y ait concept, l'échec doit être possible, et l'échec devient possible aussitôt qu'une instance extérieure peut nous signaler cet échec. Mais cette instance extérieure peut très bien être la nature, et n'a pas à être d'autres hommes. Voici le rappel des points précédemment évoqués.
Il reste maintenant à clarifier deux idées : 1) celui qui n'échoue jamais n'a pas de concepts ; 2) la douleur est le moyen primitif d'acqusition des concepts : pour penser, il faut avoir mal.

Premièrement, on pourrait simplement rappeler l'idée fort simple selon laquelle un terme n'a de sens que si ce terme a une extension limitée, c'est-à-dire s'il ne s'applique pas à certaines choses. Un terme qui serait vrai de toutes choses est un terme qui ne signifie rien. C'est pourquoi l'effort conceptuel consiste toujours à préciser, à distinguer, de façon à rendre de plus en plus fin l'usage d'un concept. En connaissant les choses de mieux en mieux, en percevant leurs différences, on acquière en même temps une plus grande précision conceptuelle.
Les pratiques, quant à elles, ne sont pas vraies ou fausses, mais réussies ou manquées, ce qui fait une grande différence. Car pour observer qu'une action est manquée, que nous voulions faire autre chose, il faut que quelque chose se signale à nous, que l'on perçoive que tout ne s'est pas passé comme cela aurait dû. Or, un concept détermine justement ce qui aurait dû être, ce qui devrait être, ce qu'une action doit être pour être une action de telle ou telle sorte. Et ce devoir être ne peut être saisi que dans une différence, un écart avec ce qui est. Voir qu'une action a échoué, c'est comprendre que ce qui aurait dû avoir lieu n'est pas ce qui a eu lieu effectivement. Si nous pensons que tout nous réussit, nous n'avons en fait aucun concept, nous n'avons aucune pensée de ce qui doit être. Car réussir n'est pas penser que le devoir être coïncide parfaitement avec l'être. Dire que les deux coïncident parfaitement, c'est dire que le devoir être n'existe pas. Le devoir être ne s'éprouve que dans une différence, c'est-à-dire dans un échec. Donc il n'y a bien qu'en échouant que l'on peut acquérir des concepts. Quiconque réussit toujours ce qu'il fait ne sait pas ce qu'il fait. Celui qui échoue en faisant quelque chose comprend par là même ce qu'il était en train de faire.
Autrement dit, il y a une profonde asymétrie entre réussite et échec, qui fait que l'on ne devrait parler de réussite que pour quiconque a déjà des concepts, et donc, qui est déjà passé par l'échec. Celui qui agit sans concept ne réussit même pas, il agit, tout simplement, en toute innocence. Seul l'échec nous sort de cette innocence, et nous rend conscient de nous-mêmes.

Ensuite, il convient de se demander comment on peut prendre conscience de son échec. Je ne prétend pas faire de l'homme une créature pessimiste, toujours prête à s'attrister sur son sort, et sa faiblesse. L'homme n'invente pas ses propres échecs. Les échecs ne lui sont pas signalés par les autres hommes, ou du moins pas toujours. Ils peuvent l'être par la nature, et la nature le fait en utilisant la sensibilité humaine, le fait que nous soyons sensibles à la douleur. Mal agir, c'est toujours ressentir de la douleur, une peine là où nous attendions du plaisir (ou bien l'absence de douleur). Ce n'est qu'ainsi, qu'initialement, nous pouvons acquérir des concepts liés à l'action. L'enfant fait un geste pour marcher, trébuche et se blesse : il comprend que ce n'est pas ce qu'il aurait dû faire. Ici, l'enfant n'a même pas besoin d'entendre les encouragements de ses parents. Il lui suffit d'avoir mal pour comprendre que ce geste ne doit pas être refait, que marcher exige de s'y prendre autrement. L'enfant s'y prend différemment la seconde fois, et cette variation dans les gestes montre bien que l'enfant emploie déjà des concepts liés à son action. Il sait confusément que marcher est autre chose que ce qu'il a fait, il sait qu'il doit s'y prendre autrement. Son concept n'est certainement pas très fin, mais il existe indéniablement, puisqu'il est capable de révise son action à l'aune de ses échecs passés.
Autrement dit, pour avoir des concepts, il faut et il suffit de procéder selon une démarche d'essais et erreurs. Cette démarche, qui est à la portée de bien des animaux (oui, les animaux manient des concepts, comment le nier?), ne peut être comprise que comme la capacité pour un être vivant, d'identifier son erreur, donc de prendre conscience qu'il aurait dû agir autrement. Chercher à faire évoluer son comportement, voilà ce que signifie prendre conscience de ce qui aurait dû être. Un animal qui répète indéfiniment un geste stéréotypé, jusqu'à la mort, est un animal qui n'a aucun concept, qui ne comprend pas la différence entre ce qu'il fait, et ce qu'il devrait faire. Un animal qui comprend son erreur, c'est-à-dire qui souffre, et qui tente de faire quelque chose d'autre, est un animal intelligent, qui possède et utilise des concepts.
Un animal intelligent peut très bien vivre seul, et c'est aussi pour cette raison que les concepts peuvent être appris sans que d'autres personnes ne nous les transmettent. Ils peuvent s'apprendre par le seul contact avec la nature. Il suffit que la nature soit source de plaisirs et de peines, pour que la pensée se mette en marche. Sans douleur, il n'y aurait pas de conscience de l'échec, donc pas de pensée. Mais puisqu'il y a douleur, alors la pensée peut émerger. Bien sûr, je ne nie pas que la pensée puisse aussi progresser par d'autres moyens, mais je nie qu'elle puisse commencer par d'autres moyens.

Penser, avoir des concepts, c'est donc moins suivre des règles qu'éviter les peines. 

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