jeudi 27 janvier 2011

Les signes sont productifs

J'avais, dans un post précédent (Métaphysique des signes) suggéré que la différence entre les signes du langage humain et les signes naturels étaient inessentielle, autrement dit que le caractère arbitraire des signes humains ne les distinguait pas fondamentalement des signes naturels. L'important serait le fait que le signe renvoie à autre chose, et de ce point de vue, le mot "feu" renvoie au feu réel, tout comme la fumée réelle renvoie au feu réel.
Bien entendu, je n'ignore pas l'objection que l'on pourrait me faire, en s'inspirant de ce qu'a dit Peirce, concernant la différence entre un indice, et un symbole (ou une icône, la différence importe peu ici). En effet, le symbole peut continuer à dénoter y compris en l'absence de l'objet dénoté. Ses propriétés conventionnelles (ou bien intrinsèques, dans le cas de l'icône) le lui permettent, quelque soit la situation dans le monde extérieur. Ainsi, le mot "feu" continue à dénoter le feu, alors même qu'il n'y a aucun feu dans le monde, et même s'il n'y en avait jamais eu, et qu'il n'y en aura jamais. Donc un signe serait bien là pour tenir lieu d'un absent, et ne renvoie à quelque chose de présent que de manière accidentelle. Alors que l'indice lui, ne peut exister que si l'objet qu'il désigne existe, puisque c'est un rapport causal, naturel qui le produit. Comme on le dit familièrement, il n'y a pas de fumée sans feu. L'indice du feu n'existe que s'il y a du feu. Donc, mon erreur aurait été de plaquer sur l'ensemble des signes une propriété qui n'appartient qu'aux indices, à savoir un renvoi entre deux choses. Les signes qui ne sont pas des indices ne renvoient pas à des choses, mais les représentent.

Répondre à cette remarque suppose d'attaquer son présupposé sous-jacent, présupposé selon lequel les mots font référence, désignent des entités, que ces entités soient des idées ou des choses. Cette idée est très claire dans la conception représentationnaliste du langage. Si le mot est le représentant d'une chose, ou la phrase la représentation d'un fait, d'un évènement, alors ce mot ou cette phrase font référence à cette chose ou ce fait. Et puisque parfois, les choses ou les faits peuvent ne pas exister, il faut bien en conclure que le langage a le pouvoir de représenter quelque chose d'absent. Et, seconde conclusion, les indices sont fondamentalement différents, puisqu'ils ne peuvent pas représenter quelque chose d'absent. Si la chose est absente, son indice aussi (pas de fumée sans feu).
Or, les mots et les phrases n'ont pas pour fonction de représenter, de faire référence, mais plutôt de renvoyer, au sens le plus matériel, c'est-à-dire de pousser un individu dans une autre direction, de le contraindre d'agir d'une certaine manière. Je ne peux que renvoyer au célèbre exemple des dalles de Wittgenstein. Le mot "dalle" ne désigne pas des dalles, il signifie d'abord le fait d'aller en chercher et de les apporter. "Dalle" n'est pas un nom de chose, mais le déclencheur d'une certaine activité. "Dalle" provoque chez l'apprenti bien éduqué la recherche d'une dalle, et le transport de cette dalle jusqu'au donneur d'ordre. 
Autrement dit, avant même de dire que le langage a une fonction descriptive, il vaudrait mieux dire qu'il a une fonction fonctionnelle. Le langage fait accomplir des choses à ceux qui l'écoutent. Certes les chaînes de discours peuvent être longues avant d'aboutir à une action, une opération, mais le langage se ramène ultimement à la production d'un effet chez l'auditeur. Parler, c'est faire, c'est-à-dire agir sur autrui, provoquer en lui un changement de comportement. Une parole qui ne se réduit pas, in fine, à un changement de comportement, est une parole qui ne dit rien. Le langage est un outil d'opération sur les hommes, pas un moyen de décrire la réalité. Ou plus exactement, la possibilité de décrire est seulement dérivée de cette capacité d'agir sur les hommes. Si le maître d'oeuvre demande une dalle, on peut en conclure que les dalles existent, et qu'il y en a une a proximité. Mais on ne peut pas conclure de l'existence de la dalle que le mot "dalle" demande d'aller la chercher et de l'apporter. Bref, au commencement était l'action, la description ne vient qu'après.

Il en résulte que la différence entre un signe humain, arbitraire, et un indice naturel se réduit à peu de choses. Tout comme le signe produit un certain comportement, par un dressage adéquat des hommes, l'objet produit son indice (ou l'indice produit sont objet, le lien est symétrique ici). La seule différence entre les hommes et la nature réside dans le fait que l'on peut apprendre de nouvelles pratiques, donc de nouveaux signes aux hommes, alors que la nature ne paraît pas pouvoir apprendre de nouveaux liens entre objets et indices. Mais ceci est tout à fait secondaire.
On a donc maintenant une idée plus précise de ce qu'est le renvoi, dans le langage humain. Le renvoi est le fait d'entraîner l'auditeur à faire une certaine chose, et c'est vers cette chose que le signe renvoie. Dès lors, le signe ne renvoie jamais à quelque chose d'absent, puisque le rôle du signe est justement de le faire advenir. Il peut y avoir échec si l'auditeur ne parvient pas à faire ce qu'il doit, ou bien s'il ne comprend pas ce qui est dit. Mais cet échec n'a rien à voir avec l'absence d'un référent, elle a seulement à voir avec l'échec d'un signe à produire son effet, à signifier.

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