mercredi 26 janvier 2011

Le scepticisme juridique

Le scepticisme juridique est la position selon laquelle le droit n'a aucune légitimité à nous diriger, et ne peut jamais en avoir. Le droit est le résultat d'un rapport de force qui s'est solidifié, jusqu'à ce que le plus fort n'ait plus besoin de contraindre physiquement le plus faible pour le faire obéir, il lui suffit d'énoncer quelques mots, ou bien d'écrire quelques gros livres indigestes (les fameux codes Dalloz rouges...) pour obtenir le comportement désiré. Bref un sceptique, en droit, est quelqu'un qui dit qu'il n'y a pas de droit, mais seulement de la force. Ce que l'on appelle le droit n'est que la force, lorsqu'elle devient capable de se faire obéir sans s'exercer physiquement. Le droit, ainsi nommé, est la substitution à la violence physique d'un ordre énoncé par écrit ou oralement.
On nous objectera Rousseau et son célèbre chapitre 3 du livre I du Contrat social, selon lequel le droit du plus fort n'est pas le droit, parce qu'un droit ne peut pas cesser aussitôt que la force cesse. Celui qui est contraint par la force ne l'est pas par le droit, et celui qui l'est par le droit l'est toujours, même s'il est plus fort. Quand un maître d'esclave enferme son esclave, l'esclave n'a pas le devoir de rester sagement emprisonné, il est seulement contraint de le faire. Et quand un voleur cambriole une maison, il n'a pas le droit de le faire, il en a seulement la force et l'habileté.
Je n'ai rien à objecter à l'argument, il touche sa cible : le droit du plus fort n'est pas un droit. Mais le sceptique ne dit pas que la force fait droit, il dit seulement qu'il n'y a pas de droit, mais seulement de la force. Le prétendu droit n'oblige personne, il est seulement une liste d'instructions à exécuter par celui qui est soumis. Le sceptique ne prétend pas que cette liste d'instructions oblige quelqu'un, il prétend seulement que cette liste d'instructions, si elle est suivie par le dominé, lui permettra d'éviter de subir la violence physique du dominant. Comme le dit Rousseau, lorsque l'on obéit à celui qui est plus fort, on ne le fait que par prudence, pas par devoir. Obéir au code juridique, selon un sceptique, est donc obéir par prudence, pas par devoir.

Y aurait-il donc un argument contre le scepticisme juridique, qui montrerait que le droit peut se voir conférer une légitimité? Peut-être le contrat social le permet-il? Si  on accepte de se soumettre à quelque chose, alors cette chose serait-elle légitime? Oui, mais dans ce cas, tant que l'on reste consentant, alors le droit n'oblige pas, il ne fait que décrire ce que l'on aurait fait de toutes façons ; et dès que l'on n'est plus consentant, alors le droit n'oblige plus, car personne n'est tenu de tenir ses promesses. Celui qui affirme que le droit n'est rien ne risque pas d'accepter sans discussion que l'on puisse le fonder sur la morale! Bref, comme le dit Hume, dans le Traité de la nature humaine III, le devoir de tenir ses promesses découle de la convention passée entre les hommes, mais elle n'en est pas le fondement. Donc, aucun contrat ne peut obliger à respecter le droit, puisque le contrat a tout autant besoin d'être fondé que le droit que ce contrat prétend fonder.

Mais alors, comment réfuter le scepticisme juridique? Il prétend nier le droit, et tout réduire au fait, au fait de la force. Dans ce cas, il convient seulement de lui opposer un fait : les hommes croient qu'il faut obéir au droit, donc le droit existe. Le droit a une efficace, puisque les hommes pensent que le droit est légitime, même si c'est à tort. Donc, on peut prouver l'existence du droit par le fait que les hommes y croient. L'argument me paraît imparable. Le droit existe, puisque le droit est bien une force, distincte de la force physique. Il n'est pas nécessaire de sans cesse rappeler aux hommes que l'on pourrait les violenter pour les faire obéir, la plupart pense qu'ils ont le devoir d'agir comme on leur indique. Donc ces fameux livres rouges de Dalloz ne sont pas sans effet, le droit existe.
Néanmoins, ceci risque de faire enrager un partisan des droits naturels, des droits de l'homme, et autres droits "sacrés et inaliénables". Quoi!? dirait-il, vous faites du droit une puissance parmi d'autres, une force sur le même plan que la force physique, le pouvoir économique, le charisme personnel, etc.! Le droit n'est plus la manière d'arbitrer entre toutes ces forces, mais une force au milieu des autres, sur le même plan. Il n'est pas l'arbitre, mais une partie en conflit. Le droit n'est pas l'instance ultime qui décide de la légitimité politique, elle est la clique des rédacteurs de livres rouges contre la clique des porteurs de Rolex, contre la clique des savants, contre la clique des beaux parleurs, etc.

Le scepticisme est donc réfuté, et pourtant, c'est bien lui qui a gagné. Le droit n'est rien par lui-même, il n'est une force que parce que les hommes croient à sa force. Si tous les hommes étaient sceptiques, la force du droit deviendrait peut-être nulle. Il faut bien dire "peut-être", car le sceptique n'est pas un utopiste, il n'a jamais dit que toutes les forces pourraient disparaître. Son seul souci est d'être soumis à la force qui lui plaît le plus. Et il n'est pas déraisonnable de choisir d'être soumis à la force des textes de loi, plutôt qu'à la force de l'argent ou du charisme.

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