jeudi 6 janvier 2011

Il faut en finir avec le bien commun

On trouve assez souvent des analyses, que l'on peut faire remonter à Aristote, Politiques III, 7 selon lesquelles la démocratie serait le pouvoir du peuple, quel que soit la manière dont il exerce le pouvoir, alors que la république serait le gouvernement en vue du bien public. Une démocratie pourrait donc être un gouvernement tyrannique, qui s'acharne à couper toutes les têtes qui dépassent de la foule, alors que la république, elle, pourrait s'accommoder d'un roi, si ce roi ne cherche qu'à faire le bien de tout son peuple. Bref, comme le dit si bien Aristote, les gouvernements sont droits ou déviés selon qu'ils visent le bien commun ou le bien des gouvernants, et la république est un gouvernement droit, alors que la démocratie est un gouvernement dévié.

Ce que je voudrais montrer, c'est que cette caractérisation de la démocratie, le choix d'en faire un gouvernement pouvant être mauvais, alors que la république serait intrinsèquement bonne, repose en fait sur un présupposé qui n'est pas lui-même démocratique. Autrement dit, la disqualification de la démocratie commet un cercle vicieux, puisque cette classification ne peut s'établir qu'en renonçant d'emblée à une perspective démocratique.
Quel est ce présupposé? Il réside tout simplement dans la manière dont on établit qu'un gouvernement est droit ou dévié. Cette manière est parfaitement autoritaire, ou paternaliste. C'est toujours une personne extérieure à la cité ou à l'État qui se permet de décréter qu'un régime agit pour le bien commun ou pas. Or, quelle est sa légitimité à en juger? Pourquoi un savant, ou même un Dieu tout puissant, aurait-il la légitimité pour décider si un régime agit pour le bien de tous ou le bien de ses gouvernants?
A cette conception autoritaire de la catégorisation des régimes en droits ou déviés, il faut opposer une conception véritablement démocratique, qui considère qu'un régime est droit si tous les citoyens vivant dans l'Etat en question estiment que ce régime est droit, et qu'un régime est dévié si un seul des citoyens s'estime personnellement lésé. Personne ne peut prétendre dire pour les autres ce qui est bon ou pas pour eux. Il n'y a que ces autres eux-mêmes qui peuvent, pour eux-mêmes, dire ce qui est bon ou pas.

Il en résulte quelques conséquences importantes : personne ne peut prétendre parler du bien commun. Chacun peut dire s'il est satisfait ou pas, mais personne ne peut décréter qu'un gouvernement agit effectivement en vue du bien commun. La seule circonstance faisant exception serait celle d'un vote à l'unanimité de la totalité des citoyens, en faveur d'une loi. Ici seulement, la loi aurait en vue le bien commun. Mais ce cas est pratiquement impossible.
De plus, ceci signifie que la république, telle qu'on la définit généralement, comme compatible avec un pouvoir royal qui ferait le bien de son peuple, est impossible. Tant que tout le peuple ne s'est pas exprimé lui-même, le bien commun reste indéfini, et il est impossible de dire si le roi agit en vue du bien de tout le peuple, ou bien en vue du bien de quelques uns, ou de lui-même. Donc, tant que la monarchie n'est pas devenue une démocratie, il n'est même pas possible d'être un gouvernement droit.
A l'inverse, on pourrait dire, qu'en un sens, une démocratie est toujours un gouvernement droit car, certes il y a toujours beaucoup de citoyens en désaccord avec les lois prises par la majorité, mais dans la mesure où chacun (c'est-à-dire tous) estime que le mode de gouvernement par la majorité est juste, alors la démocratie agit effectivement en vue du bien commun. Si les hommes préfèrent être parfois en désaccord avec la majorité, plutôt que d'attendre une unanimité qui n'arrivera sans doute jamais, alors ils considèrent que la démocratie est bonne pour eux tous. Autrement dit, ils pensent que la démocratie est un gouvernement droit.
Néanmoins, un tel raisonnement est très douteux. Pour parler vulgairement, il sent vraiment le contrat social, comme si chaque individu, à chaque instant, pouvait éprouver la légitimité de son gouvernement en réalisant pour lui-même, en pensée, ce moment du contrat. Hélas, quel que soit le résultat de nos réflexions, même si nous aboutissons à la conclusion que nous n'adhérons pas à notre gouvernement, j'ai bien peur que nous soyons pris et contraint par lui. Donc, de toute façon, il est à peu près inévitable que bien des citoyens considèrent que le régime dans lequel nous vivons est un régime dévié.

En conclusion, on peut donc dire que la distinction entre gouvernement droit et gouvernement dévié, distinction qui reste en fait très prégnante aujourd'hui, n'a à peu près aucun sens. Dans les gouvernements non démocratiques, ces concepts ne peuvent être attribués que de manière autoritaire, puisque, par définition, on ne demande pas à tous ce qu'ils pensent des politiques menées. Et dans les gouvernements démocratiques, ces deux concepts n'ont aucun intérêt, car ils ne disent rien de plus que le fait qu'il y a toujours des citoyens en désaccord avec les décisions prises. Dans un régime non démocratique, on ne peut pas déterminer si un gouvernement est droit et dévié, et dans un régime démocratique, il est à peu près inévitable qu'il soit dévié, puisque l'on trouvera toujours un citoyen pour ne pas être d'accord. Ces notions de droit et de dévié sont donc inutiles et inutilisables.
Bref, c'est la notion même de bien commun qui devrait disparaître.

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