jeudi 13 janvier 2011

Le plaisir et la peine

Il est assez courant d'opposer le plaisir et la peine, ou la douleur, le premier étant, au moins l'absence de la seconde, alors que la seconde, elle, serait au moins l'absence du premier. Il convient de préciser que plaisir et peine ne sont pas seulement l'absence de leur opposé, on peut aussi les tenir pour des sentiments positifs, mais ils sont au moins cela. La peine n'est pas la douleur, quand l'un est présent, l'autre ne l'est plus, et réciproquement.

Depuis Platon néanmoins (notamment le Philèbe, qui distingue les plaisirs purs, et les plaisirs mélangés, les seconds étant des plaisirs qui sont mélangés avec la douleur), on sait que le plaisir ne se présente jamais seul, mais qu'il vient plutôt comme compensation d'une douleur. Il s'agit du plaisir mélangé : il ne vient pas à partir d'un état neutre, mais à partir d'un état douloureux, et le plaisir est d'abord la suppression progressive de la douleur, jusqu'à son anéantissement, qui correspond en même temps à l'anéantissement de la douleur. Donc plaisir et douleur, dans les plaisirs mélangés, sont indissociables : le plaisir est suppression progressive de la douleur, et la douleur est l'effacement progressif du plaisir.
Notons d'ailleurs que la première partie de la thèse peut s'appuyer assez facilement sur nos expériences : pensons par exemple aux plaisirs de la table, qui sont liés à l'état de faim, c'est-à-dire l'état douloureux qui le précède. Celui qui n'a pas faim prend moins plaisir, voire pas de plaisir du tout. Par contre, la seconde partie, réciproque, est moins évidente : il semble bien que la douleur peut apparaître à partir d'un état neutre, et qu'elle n'a pas besoin d'un plaisir préexistant pour apparaître. Celui qui est en bonne forme ne sent rien du tout, mais les blessures ou la maladies le feront souffrir, sans commencer par supprimer un plaisir. A partir de ce constat, on est d'ailleurs porté vers un certain pessimisme : le plaisir ne serait que la suppression de la douleur, alors que la douleur, elle, serait un sentiment positif, justement parce qu'elle apporte une modification à quelqu'un qui est dans un état neutre, alors que le plaisir ne le peut pas. Le plaisir ne pourrait donc mener qu'à cet état neutre, alors que la douleur, sentiment positif, pourrait nous mener à un véritable sentiment.
Cette conclusion me paraît fausse, mais peu importe : il y a aussi des plaisirs qui surviennent à partir d'un état neutre, même parmi les plaisirs mélangés. Que l'on pense aux plaisirs de la table : on peut manger sans faim avec plaisir. Il faut avoir énormément mangé, et arriver au seuil de la douleur, pour ne plus prendre plaisir à de bons mets.

Mais qu'en est-il des plaisirs non mélangés, ceux qui pourraient advenir à partir d'un état neutre, et qui ne sont pas du tout la suppression d'un peine? De tels plaisirs ont la particularité suivante : on ne peut jamais tomber dans l'excès, puisqu'ils ne viennent pas compenser autre chose. Le plaisir intellectuel, pour prendre un exemple très platonicien, peut se poursuivre indéfiniment, et ne se dégradera jamais en douleur. N'étant pas la suppression d'une douleur, le plaisir intellectuel n'arrive jamais à son terme, et peut se poursuivre indéfiniment en restant un plaisir. On voit immédiatement l'objection : la fatigue.
Cette fatigue n'est pas un phénomène particulier, liée seulement à l'activité intellectuelle. Elle est en fait liée à tous les plaisirs véritables, dont on verra justement qu'il serait bon de ne plus leur donner le nom de plaisirs purs.
En effet, quels que soient ces plaisirs (je pense à la création artistique, à l'effort intellectuel de compréhension ou de recherche, à un très grande partie des jeux auxquels on peut se livrer, comme les sports), tous sont intrinsèquement liés à l'effort, et donc aussi à la fatigue. On pourra toujours constater qu'il n'y a aucune activité véritablement appréciée, que l'on peut considérer comme plaisir pur, et non pas comme plaisir cherchant à supprimer une peine, qui ne produise pas la fatigue, parce qu'elle ne demanderait pas d'effort. Or, il ne fait aucun doute que l'effort est pénible, douloureux. Même les plaisirs purs ne le sont donc pas, puisqu'ils sont un plaisir toujours mêlé à une peine, celle de l'apparition progressive de la fatigue, due à l'effort permanent qu'ils exigent.

Ainsi, au lieu de cette distinction entre plaisirs purs et plaisirs mélangés, mieux vaudrait distinguer les plaisirs compensateurs de douleur, et les plaisirs producteurs de douleur. Il y a certains plaisirs qui compensent la douleur ou même la fatigue. S'affaler dans un canapé en regardant un programme télévisé de divertissement est un plaisir compensateur de douleur (qu'il convient donc de ne pas naïvement condamner, on peut se reposer autrement qu'en allant se coucher!), s'enfermer dans sa bibliothèque, crayon à la main, pour nerveusement relire un passage retors du Philèbe de Platon est un plaisir producteur de douleur. C'est un plaisir, indéniablement, mais qui fatigue, qui demande un effort, et qui, pour cette raison, demande un deuxième effort, non pas dans l'activité elle-même, mais aussi pour décider de s'y atteler, et aussi pour décider d'y rester. La faiblesse de la volonté concerne plutôt la lecture du Philèbe que le visionnage d'un programme idiot à la télévision. On est sans cesse tenté par le désir d'arrêter et d'aller se reposer, alors que l'on n'est pas tenté de la même manière lorsque l'on est allongé au fond d'un canapé. La paresse ne vaut que pour les plaisirs producteurs de douleur, alors que les plaisirs compensateurs ne sont, au mieux, dérangés que par la mauvaise conscience. Celui qui se dit qu'il perd son temps culpabilise à l'idée de ne rien faire, mais il a avec lui cette force terrible qui nous retient de faire des efforts.

Il faut néanmoins rester platonicien sur un point : ce que Platon appelle les plaisirs purs, qui sont producteurs de douleur, valent beaucoup plus que les plaisirs mélangés, compensateurs. Je ne vois pas comment on ne pourrait pas conclure ceci. Les plaisirs producteurs sont d'ailleurs toujours des plaisirs liés à une activité, à une activité de création ou de production. Même celui qui fait l'effort de lire ce qu'a écrit un autre est quelqu'un qui crée : il crée ses propres idées, ses propres pensées, à partir d'un matériau qui lui résiste (les phrases inscrites sur le livre). Même le sportif qui cherche  à marquer un but cherche à construire une action, un déroulement unique du jeu, qui lui permettrait d'atteindre le but adverse. Alors que les plaisirs compensateurs sont avant tout des plaisirs passifs, au sens de la consommation et du repos. Mettre des aliments dans sa bouche ne demande aucun effort, regarder un programme idiot ne demande pas non plus d'effort.
Il y a donc une supériorité évidente dans l'activité, malgré le fait que cette activité soit douloureuse. Le musicien qui joue de son instrument est supérieur à son auditeur, le cuisinier qui prépare un plat est supérieur à celui qui le consomme. Si nous pouvions choisir entre jouer et écouter d'un instrument, mais que nous pouvions nous passer de la douleur inhérente au long processus d'apprentissage, on choisirait invariablement le fait d'apprendre à jouer. L'effort nous effraie, la paresse est une force terrible, mais nous reconnaissons toujours la supériorité de l'activité, et c'est d'ailleurs pourquoi la paresse nous tracasse. Celui qui considère que rester allongé vaut autant que de faire et de créer ne sait même pas ce que signifie le terme paresse. Savoir ce qu'il signifie, c'est comprendre que l'activité vaut plus que la passivité.
On peut d'aileurs donner une preuve, a posteriori, de la supériorité des plaisirs producteurs de douleur. Cette preuve est le fait-même qu'ils existent. Si certaines hommes se livrent à des activités alors qu'elles sont douloureuses, sans y être forcés, alors ces activités doivent être supérieures à toutes les autres.

Peut-être a-t-on ici obtenu la définition même du bonheur, qui n'est donc pas un état permanent de plaisir, mais qui est au contraire un effort douloureux dans les plus belles activités. Le contraire du bonheur est donc plutôt l'ennui et la paresse que la douleur. L'homme malheureux est celui qui ne fait rien ou qui ne sait pas quoi faire. L'homme heureux, au contraire, est celui qui a la chance de pouvoir se livrer à ces activités plaisantes et douloureuses. Car évidemment, et hélas, toute activité demandant des efforts n'est pas une activité plaisante...

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