samedi 22 janvier 2011

Métaphysique des signes

Le signe est une réalité à deux faces.
Le signe est d'abord une chose matérielle, une production vocale, un dessin plus ou moins conventionnel (si l'on suppose qu'il y a dans tout dessin, même le plus représentatif, une part de convention), ou même un objet quelconque lorsqu'il est investi d'un rôle particulier : une bague, un marque-page, une bâton planté dans le sol, etc.
Mais cet objet n'est pas simplement présent, existant, comme pourrait l'être un objet non encore investi par les hommes, mais il est encore attaché à autre chose, la référence, qui est une autre réalité matérielle, ou bien peut-être une pensée, une idée présente dans l'esprit des hommes. Le signe n'est donc pas là pour lui-même, en soi, comme le sont tous les autres objets, mais il est toujours pour un autre, en vue d'un autre. En voyant, en écoutant un signe, l'important n'est pas le signe comme réalité matérielle, mais le signe comme signifiant, comme objet faisant porter le regard et les pensée vers autre chose.
En termes généraux, on peut donc dire que le signe est l'association d'un signifiant et d'une référence, un objet matériel associé à un autre objet matériel, ou bien à une pensée. Deux choses restent alors très vagues. Le problème paraissant le plus urgent est celui de la référence : est-elle une pensée ou un objet réel? Mais en réalité, ce problème ne trouvera sa réponse que si la nature du lien entre signifiant et référence est mieux comprise. Car il est évident que le lien entre une chose matérielle et une pensée ne peut pas être de même nature que le lien entre deux objets matériels. Quel est donc le lien entre signifiant et référence?

Je vois deux sortes de lien possibles, d'une nature très différente. Le premier type de lien est celui de la représentation, un lien de nature théorique, intellectuel, entre deux choses. Et ce lien de représentation s'applique aussi bien aux objets entre eux qu'aux rapports des objets et des pensées. De même que l'étiquette "bateau" représente un vrai bateau, de même cette étiquette "bateau" peut représenter la pensée du bateau. En parlant de représentation, on parle en termes de présence et d'absence. Par son représentant, un objet absent peut être présent. Le représentant a pour rôle de se substituer à l'objet réel, ou de montrer à autrui une pensée qui n'est pas déjà présente en lui (c'est la communication). Bref, dans cette conception représentative du langage, on verra le langage comme l'accès à un monde symbolique, un plan de la réalité qui n'est plus matériel, qui se substitue au monde matériel, mais dans lequel les hommes peuvent s'orienter, et apprendre des choses aussi bien sur le monde matériel, que sur la vie en société. En faisant des liens entre signes, des raisonnements, des déductions, l'homme apprend sur le monde signifié par ces signes. 
Bref, le représentant se substitue au représenté dans la plupart des opérations courantes, et facilite le retour au représenté. Je regarde une carte routière qui représente la route à parcourir, puis, lorsque je prend effectivement cette route, mon trajet est facilité par cette connaissance symbolique du trajet à parcourir. En ayant parcouru d'abord le chemin symboliquement avant de le parcourir réellement, le trajet réel devient plus facile. Car c'est tout comme si je l'avais déjà parcouru.

Mais une deuxième conception du lien insistera non plus sur la représentation, donc sur la présence de l'absent, mais plutôt sur le renvoi, l'activité réelle de déplacement d'une chose vers une autre. Le signe n'est plus une chose à la place d'une autre, il est une chose qui nous pousse, nous oriente vers une autre. Il serait alors, plutôt que le poteau indicateur, la locomotive, la force qui pousse le wagon (c'est-à-dire nous-mêmes) vers autre chose. Le signe n'est pas quelque chose qui nous fait penser à autre chose, le signe est quelque chose qui nous fait faire autre chose. Entendre le mot "bateau", c'est aller chercher un bateau, ou bien peut-être aller chercher une photographie d'un bateau. Lorsque nous devenons plus grand, que nous maîtrisons mieux le langage, nous pouvons nous abstenir de ces vérifications incessantes, et pouvons retarder ce moment de la mise en mouvement. Au lieu d'aller sans cesse aux choses, seules les dernières paroles produisent les attitudes (les paroles intermédiaires étant ce que l'on appelle la discussion). Mais le signe doit être, au final, producteur d'un certain mouvement. On ne parle que parce que les mots produisent des actions, des réactions. Et ces actions sont justement réglées par la langue : la langue fixe la direction que donne chaque mot à la personne qui l'entend.
Dans cette conception, il n'est pas possible, ou bien profondément inutile, de faire appel aux pensées. Il n'y a que des choses matérielles, les signes, qui renvoient à d'autres choses matérielles : des objets, ou des comportements. Les signes ne tiennent pas lieu de quelque chose d'absent, mais ils renvoient justement vers ces choses que l'on dit absentes, et qui ne le sont donc pas, puisque les signes ont justement pour but de les faire advenir. "Bateau" n'est pas un signe présent pour remplacer l'absence du bateau, "bateau" est là pour pousser le destinataire du mot à aller chercher un bateau. C'est ce qu'il faut entendre par renvoi : le signe pousse le destinataire, agit sur lui, afin de lui faire faire quelque chose. Inutile de préciser que, chez les hommes, cette fonction du signe n'est apprise que par l'entraînement, le dressage. Entre le chien qui s'asseoit quand son maître claque des doigts, et l'enfant qui va chercher un jouet quand on lui dit "bateau", il n'y a aucune différence fondamentale. 
Cette seconde conception paraît donc bien plus modeste et plus générale que la conception représentationnelle. Ici, nul besoin d'entrer dans un monde symbolique. Il suffit d'avoir été conditionné selon des structures de renvoi. Penser et parler consistent à avoir de bonnes réactions conditionnées à de multiples objets différents, les signes. On me rétorquera que je réduis l'homme à une machine ou bien à une animal (comme si c'était la même chose!) et qu'il ne suffit pas d'avoir des réflexes conditionnés pour avoir un langage. Les animaux notamment, ont bien un système de signaux, mais ils sont encore loin d'avoir un langage (cf; Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale). Je répondrai que la double articulation et la récursivité du langage, qui sont au fond les seules différences avec la communication animale, sont loin de pouvoir justifier la prétendue différence fondamentale du langage humain.

Il y a donc des signes non pas quand les hommes parviennent à se hisser dans un monde symbolique, mais dès qu'une chose renvoie à autre chose. On comprendra que ma conception du signe est assez extensive, puisque la fumée et le feu sont déjà des signes, qu'un rapport causal est aussi un rapport de signification, et donc que le dioxygène et l'hydrogène peuvent signifier l'explosion, s'ils sont mélangés selon certaines quantités, exactement de la même façon que les hommes peuvent signifier l'explosion grâce à une équation bilan sur leur feuille de papier. Le sens commence là où il y a renvoi, quelque soit la procédure exacte par laquelle ce renvoi a été établi. Parfois, la nature établit elle-même des renvois, on parlera alors de causalité. Parfois, ces renvois sont constitués de manière conventionnelle par les hommes, au moyen de l'éducation et de la répététion. Cela ne fait guère de différence.

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